— Ils sont prêts à négocier. Chasseur de Glace et le Corbeau offriront une dot.

Le grand ulaq rougeoyait de lumière. Huit ouvertures pratiquées dans le toit laissaient entrer la lumière du dehors et les niches dans les murs latéraux étaient constellées de lampes à huile allumées.

Femme du Soleil conduisit Kiin à l'intérieur de l'ulaq et les gens lui frayèrent un chemin, de nombreuses femmes inclinant la tête au passage de Femme du Soleil. La vieillarde serra la main de Kiin et ce geste lui donna du courage. Puis, au lieu de baisser les yeux, Kiin releva la tête et affronta le regard de ceux qui la dévisageaient.

Les enfants étaient gras et avaient les joues rondes, presque tous arboraient de magnifiques parkas de peau d'aigle. Une petite fille tendit timidement la main et toucha Kiin. La jeune femme lui sourit. Elle lui rappelait la petite sœur d'Amgigh et ce souvenir lui fit monter les larmes aux yeux, mais elle les refoula. Elle ne pouvait retourner à son peuple. Même Femme du Soleil le disait.

Femme du Soleil s'arrêta plusieurs fois pour parler, puis elles arrivèrent enfin à un espace ouvert au centre de l'ulaq. Quatre hommes y étaient assis, chacun avec une pile de marchandises d'échange. Kiin reconnut le plus grand, même si son visage n'était plus peint. Femme du Soleil se pencha tout près.

— Chasseur de Glace, murmura-t-elle.

Des trois autres, l'un était un vieil homme, courbé et aux cheveux blancs, l'autre était très jeune, peut-être deux ou trois étés de plus que Kiin. Le troisième n'était ni jeune ni vieux. Son visage était lourdement marqué de tatouages — lignes droites noires sur son menton comme chez les Chasseurs de Baleines, et des chevrons se succédant sur les deux joues pour se rejoindre et se croiser sur son nez. Ses cheveux, noirs comme une aile de cormoran, étaient si longs qu'ils touchaient le sol quand il était accroupi et ils étaient tellement graissés que les lampes à huile s'y reflétaient. Ses yeux étaient étroits et bridés, mais le cercle brun des iris était si grand que Kiin ne distinguait pas de blanc, sauf lorsqu'il regardait de côté.

Femme du Soleil leva les mains. Le murmure des voix cessa instantanément. La vieille femme s'exprima au rythme de la langue Morse :

— Je leur ai dit que tu étais la femme offerte comme épouse, expliqua-t-elle à Kiin d'une voix basse. J'ai dit à ton homme de venir te revendiquer.

— Ce n'est pas mon homme, protesta Kiin.

Mais la femme s'éloigna et Qakan prit sa place.

Il lui lança un sourire narquois et dit :

— J'espère que tu as eu un bon lit pour la nuit. Tu vois celle-là?

Il désigna une femme parmi la foule. Jeune, la tête haute, elle était belle avec de larges pommettes, de petites lèvres boudeuses. Elle sourit à Qakan et ouvrit lentement ses grands yeux, puis se tourna pour chuchoter quelque chose à sa voisine. Kiin remarqua qu'une grande partie de ses cheveux étaient jaunes, plus clairs que l'or des branches de saule au début du printemps.

— J'ai partagé sa couche, dit Qakan.

Kiin écarquilla les yeux et pensa d'abord qu'il mentait une fois de plus. Mais Qakan sourit à la femme et le regard qu'ils échangèrent dit à Kiin que son frère parlait juste.

— C'est la femme du Corbeau, le chaman.

Kiin ne pipa mot, mais la peur enfla en elle. Si le Corbeau donne ses femmes en signe d'hospitalité, tous les Hommes Morses n'en font-ils pas autant? Elle avait passé bien des nuits avec des marchands, mais une épouse pouvait-elle défier son mari ?

Alors, l'esprit de Kiin parla : « Pourquoi t'éton-ner? Tu as entendu les vantardises de ton père après ses visites chez les Chasseurs de Morses. »

— Combien de femme as-tu eues ? demandait-il à Longues Dents.

Puis il prétendait avoir pris une femme différente chaque nuit.

« N'oublie pas que tu fais cela pour protéger les Premiers Hommes », lui intima son esprit. Ces paroles, qui la réconfortaient, ralentirent les battements de son cœur et lui permirent de se concentrer à nouveau sur ce qui se passait.

Qakan s'assit. Alors que Kiin s'apprêtait à l'imiter, il ordonna entre ses dents :

— Reste debout.

Elle se releva donc avec lenteur tout en s'écartant légèrement de son frère. Elle se sentait maladroite, debout ainsi au centre du cercle, point de mire de l'assemblée. C'est alors qu'un vieillard fit un pas en avant. D'une voix forte, il intima le silence et désigna du doigt les quatre hommes proposant une dot, puis reprit sa place parmi la foule.

Chacun des quatre prononça quelques mots avant de présenter ses marchandises.

Ils offraient des peaux de morse, des paquets de peaux de lemming, des sacs de perles de coquillages, des nattes d'herbes et des rideaux d'ulaq. Le vieil homme offrit un panier de têtes de lance de facture grossière. Mais le plus jeune avait une défense de morse gravée, sur toute sa surface, d'hommes chassant. Quand il la tendit devant lui, Kiin réprima un cri. Jamais elle n'avait rien vu d'aussi beau. Le jeune homme lui sourit, mais Kiin baissa les yeux, se rappelant qu'elle devait aller à Chasseur de Glace ou au Corbeau, et à personne d'autre.

Chasseur de Glace possédait le plus gros tas de fourrures. Une des peaux était couverte de fourrure blanc-jaune. Il la déroula et Kiin s'aperçut qu'elle était raide, mais longue ; Chasseur de Glace l'étira à deux mains, montrant ainsi que le cuir en était parfaitement tanné car aucun poil ne s'arrachait.

Le Corbeau offrait moins de fourrures, mais les siennes portaient un signe particulier de chance. Chaque peau de lemming était bordée de blanc au cou et trois morceaux de cuir de morse avaient une bande de poils noirs sur toute la longueur du dos. Deux peaux de fourrure de phoque étaient d'un noir pur dénué de toute marque.

Qakan leva la tête sur Kiin, plissant les yeux et se léchant les babines. Il s'adressa au Corbeau qui tira quelque chose d'une pile derrière lui. C'était une amulette. Le chaman ouvrit le sac et en sortit le contenu : une tête de lance d'obsidienne, parfaite dans sa forme mais pas plus grande que le bout d'un doigt d'homme; un fin bracelet de moustaches de lion de mer tressées ; une silhouette de baleine, astucieusement taillée dans un fanon; une minuscule boîte en ivoire, munie d'un couvercle qui contenait un gros morceau d'ocre rouge; une dent d'ours; et une natte compliquée de poil grossier et foncé. Kiin savait que la bourse était une amulette de chasseur, chaque objet, hormis la tête de lance, appartenant à un animal doté d'un grand pouvoir.

Le Corbeau leva la tête et observa Kiin par la fente de ses yeux. Un frisson la parcourut. On la monnayait. Les hommes posaient sur elle des yeux pleins de désir. Cependant, le regard du Corbeau avait autre chose qui terrorisait Kiin et la paralysait.

Qakan étudia les autres hommes et posa une question. Les cadeaux du Corbeau étaient les plus beaux. Kiin comprenait que leur valeur ne faisait aucun doute. Le plus jeune se tourna et parla à une femme derrière lui. Elle sortit une pile de fourrures blanches, douces, à poil long, qui arrivait à hauteur de genou. Il trancha le lien qui maintenait la pile et en tira plusieurs fourrures, toutes sans défaut et remarquablement tannées.

— Des fourrures de renard, murmura Qakan à Kiin tout en gloussant.

— De renard? s'étonna Kiin.

Puis, elle se souvint que Longues Dents parlait de ces petits animaux aux dents pointues. Plus grands que des lemmings, plus petits que des phoques.

Alors, le Corbeau sortit à son tour un tas de fourrures de renard. Certaines étaient blanches, d'autres presque noires.

Les fourrures provoquèrent un murmure de l'assemblée, mais Qakan haussa une épaule et secoua la tête. Il regarda le vieil homme qui se contenta de sourire en montrant ses mains vides.

Qakan se leva et tira Kiin à lui.

— Soulève ton suk, ordonna-t-il.

Mais elle rétorqua :

— Ils savent que j'attends un-un enfant. Tu-tu crois que tu peux obtenir davantage en faisant comme s'ils étaient assez bê-bêtes pour avoir oublié?

Qakan se renfrogna et leva la main comme s'il s'apprêtait à la frapper. Mais, à cet instant précis, Femme du Soleil prit la parole dans la langue des Premiers Hommes :

— Elle chante. Dans ma vision, je l'ai entendue. Elle connaît des chants d'un grand pouvoir. Tout chasseur a besoin de chants d'un grand pouvoir.

Qakan, de la colère plein les yeux, lui intima :

— Chante.

Kiin regarda autour d'elle, puis ferma les paupières. Toujours, il y avait une chanson proche d'elle, montant de son cœur dans sa gorge, les mots dansant comme des hommes et des femmes dansent pour célébrer un événement dans la joie; mais aujourd'hui, l'effroi et le chagrin dans sa poitrine donnèrent non pas une mélopée, mais plutôt une plainte de deuil ; ce cri monta dans sa bouche et elle entonna un chant très haut qui disait la peine pour le vieil homme et pour le jeune homme, pour Chasseur de Glace et pour son peuple. Les mots vinrent, un chant nouveau, qu'elle chantait pour la première fois.

Pour vos cadeaux, pour votre commerce Je vous donne la malédiction

Pour les fourrures que vous avez prises à la terre et

[à la mer

Je vous donne le chagrin. Il y a le mal, ici.

Où sont vos esprits ?

Ne sentent-ils pas ce que j'apporte ?

Pourquoi vous battez-vous pour vous maudire

[vous-mêmes ?

Pourquoi m'accueillez-vous avec joie ? Il y a le mal, ici.

Ce chant, elle le chanta une fois, deux fois. Puis Qakan, souriant à la foule, tourna le dos à Kiin mais saisit son poignet et, le dissimulant entre eux, le serra impitoyablement.

— Tu nous maudis avec ton chant, murmura-t-il.

— Ils-ils ne-ne comprennent pas les-les mots, repartit Kiin en se libérant brusquement.

Elle se frotta ostensiblement le bras pour que les hommes qui la marchandaient constatent qu'il lui avait fait mal.

Qakan se remit à parler dans la langue Morse puis, si soudainement que Kiin n'eut pas le temps de réagir, il mit sa main sous son suk et en sortit la coquille en dent de baleine.

Les yeux de Kiin s'arrondirent. Elle avait pris soin de toujours la garder sous son suk, craignant que, si Qakan la voyait de trop près, il ne comprenne que c'était une dent de baleine et non un coquillage, et exige de l'ajouter à ses marchandises d'échange.

— Cela aussi, elle sait le faire, dit-il aux deux vieilles femmes en dialecte des Premiers Hommes.

Puis, optant de nouveau pour la langue Morse, il ajouta :

— Vous a-t-elle précisé qu'elle avait sculpté cela dans une dent de baleine?

Kiin remarqua la lueur soudaine qui éclaira les yeux sombres du Corbeau. Même Femme du Soleil parut surprise. Elle murmura à l'oreille de sa sœur puis s'avança pour prendre le coquillage des mains de Qakan.

Elle le fit jouer dans ses doigts et regarda Kiin :

— Tu as sculpté cela?

— Ce-ce n'est rien. Ça ne-ne ressemble même pas à un co-coquillage, objecta Kiin, gênée que Femme du Soleil observe son piètre travail avec autant d'attention.

Dans son esprit, elle revoyait les paniers qui contenaient les sculptures de son père, les phoques ou les macareux difformes, trop courts ou trop longs, qui semblaient issus d'une main d'enfant; et elle se souvint que lorsqu'elle était petite elle rêvait que tous les animaux étaient semblables à ceux que son père sculptait, boiteux, difformes. Elle regarda à nouveau son coquillage, les volutes irrégulières, la longue crête qui bordait un des côtés.

— C'est moi qui l'ai sculpté, dit-elle.

— Tu possèdes un don, affirma Femme du Soleil.

— Non, répondit Kiin en secouant la tête. Je v-vois ce que ça de-devrait être, expliqua-t-elle en désignant cet endroit dans sa tête, juste derrière les yeux, où les nuages et les rêves se retrouvent. Mais-mais je ne peux pas faire ce que, ce que je vois. Ça ne-ne vient pas comme il-il faut. Mes chants, eux... ils sont... comme ils devraient.

Pourtant, Femme du Soleil tint haut la coquille de Kiin afin que tous puissent l'admirer et, pendant un horrible moment, Kiin pensa qu'elle allait la négocier, la priver du peu de pouvoir qu'elle possédait encore. Mais la vieille femme lui rendit sa figurine et Chasseur de Glace appela quelqu'un dans la foule ; un de ses fils, l'homme à la cicatrice, apporta au centre du cercle un paquet enveloppé dans une peau de caribou. Chasseur de Glace attendit que le calme revienne, puis fit lentement glisser la peau.

Kiin écarquilla les yeux. Sous la peau, apparut un grand visage. Sculpté dans le bois, il avait presque la taille d'un homme et était peint de rouge et de bleu vif. Les coins extérieurs étaient tirés vers le bas et des larmes bleues coulaient vers le menton. Mais la bouche était ouverte en un large sourire qui dévoilait des dents pointues et blanches fichées dans le bois.

Chasseur de Glace parla et Qakan se tourna vers Kiin:

— Il dit qu'il a gagné cette pièce lors d'un raid chez les Tribus Dansantes qui habitent de l'autre côté des montagnes à des jours d'ici, vers le sud. Elle porte le pouvoir qu'a cette peuplade d'attirer les animaux avant une chasse.

Puis le Corbeau intervint et, sans le comprendre, Kiin reconnut dans les mots le défi. Il frappa dans ses mains et Qakan retint son souffle. La femme aux cheveux striés de jaune fit un pas en avant et se posta près de la pile des marchandises du Corbeau.

Sur l'ordre du Corbeau, elle ôta son suk et défit ses jambières, ne gardant que ses tabliers frontal et dorsal. Le Corbeau, qui se tenait derrière elle, coupa le lien qui retenait à la taille les deux tabliers, qui tombèrent à terre. Dans l'ulaq, le rire des hommes monta, gros et gras; Qakan ricana. La femme, elle, gardait la tête haute. Elle regarda Qakan et se lécha langoureusement les lèvres puis leva les bras au-dessus de la tête et se tourna en ondulant des hanches. Sa peau huilée scintillait dans la lumière des lampes.

Le Corbeau éclata de rire mais il attrapa son suk et le lui lança. Elle l'enfila et s'assit à côté des marchandises, jambes nues.

— J'ai choisi ton mari, tonitrua soudain Qakan.

Mais Femme du Soleil s'avança. Elle se planta

devant Qakan et tout le monde se tut. Même la fille aux cheveux blonds baissa les yeux.

— Ce n'est pas à toi de choisir, lança Femme du Soleil à Qakan dans la langue des Premiers Hommes. Ta sœur n'est pas une esclave, le choix lui revient donc. Dans notre tribu, la femme décide. Tu en sélectionnes deux. Puis elle prendra celui qu'elle veut.

Mâchoire tombante, Qakan se tourna vers Kiin, le regard sombre.

— Tu leur as parlé de la malédiction.

Kiin secoua la tête.

— Elle-elle savait. Je n'ai pas-pas eu besoin de lui dire. C'est une-une rêveuse de visions. Je leur ai seulement dit que j'étais ta-ta sœur.

— Tu es une femme ignorante, grinça-t-il d'une voix qui tourna au petit cri perçant.

Femme du Soleil reprit la parole d'un ton fort et empli de pouvoir :

— Fais ton choix. Deux seulement.

Qakan dessina un sourire qui montrait ses dents blanches et désigna Chasseur de Glace et le Corbeau.

Le vieil homme haussa les épaules et sourit, mais Kiin perçut la blessure de la déception dans les yeux du jeune homme.

— Maintenant, tu dois décider, dit Femme du Soleil à Kiin.

Kiin regarda Qakan, qui murmura :

— Si tu choisis le Corbeau je te donnerai une peau de renard pour ton bébé.

Mais Kiin n'eut pas le moindre regard pour les marchandises ; elle observa le visage sombre du Corbeau et les yeux clairs de Chasseur de Glace.

Elle fit un pas en direction de Chasseur de Glace mais elle entendit son esprit chuchoter : « C'est un homme bon. Et si les vieilles femmes se trompent? Et s'il ne peut affronter ta malédiction ? Il a offert le visage de bois, peut-être est-ce ce visage qui détient son pouvoir. »

Kiin regarda l'homme et laissa la tristesse s'échapper de ses yeux car elle voulait qu'il sache que c'était lui, son véritable choix. Puis elle se tourna vers le Corbeau.

— Cet homme, dit-elle en le désignant du doigt.

Elle entendit alors le cri étouffé de Qakan et le rire

profond de la fille aux cheveux jaunes.

Le Corbeau sourit et montra toutes ses dents; puis il se leva et poussa la fille aux cheveux jaunes sur les genoux de Qakan. Qakan éclata de rire mais rejeta la femme et rampa jusqu'à la pile de marchandises qui, désormais, lui appartenaient. Il en tira une fourrure de renard et la lança à Kiin :

— Tu as bien choisi.

Femme du Ciel s'avança.

— Donne-lui deux fourrures de renard.

Qakan leva sur elle des yeux étonnés mais, riant sottement, il tira une autre peau qu'il jeta vers Kiin.

Kiin drapa les fourrures sur son bras. Le Corbeau ne la quittait pas des yeux, tête rejetée en arrière, ses lèvres minces ourlées en un sourire. Kiin se tenait bien droite, le regard fixe.

Nul n'entendit les pleurs endeuillés de son esprit.

39

Kiin suivit le Corbeau, qui se dirigea vers le centre du village jusqu'à un ulaq creusé tout près des collines. Elle l'avait déjà repéré. Il était grand et, contrairement aux autres, il possédait un toit de gazon. Ainsi, c'était le Corbeau qui vivait en ce lieu, avec ses deux épouses, bien que désormais celle aux cheveux jaunes ne soit peut-être plus sa femme. Elle appartenait à Qakan.

Si le Corbeau était assez puissant pour posséder une aussi belle demeure, était-il vraiment un cha-man ? Kiin se mit à trembler. Il n'y avait jamais eu de chaman dans leur village, mais elle avait entendu des récits sur leur pouvoir de contrôler les esprits. Et il lui semblait que, du moins dans ces histoires, la plupart finissaient par utiliser leur pouvoir pour faire le mal. Qu'avait dit Kayugh? Un homme ne peut contenir tant de pouvoir. Alors, le pouvoir se glisse dans son esprit et lui vole son âme.

Le Corbeau poussa Kiin devant lui dans une entrée latérale. C'était un petit tunnel tissé de branches de saule et couvert de nattes d'herbe. Il s'inclinait jusqu'à l'intérieur de l'ulaq et il était si étroit que Kiin dut ramper pour le traverser. Un homme les accueillit à la sortie.

Le Corbeau dit quelque chose en langue Morse. Ne sachant trop la manière de saluer l'homme, Kiin fit un signe de tête et, puisque c'était un vieillard au visage ridé et aux cheveux striés de gris, elle baissa les yeux en signe de respect.

Il émanait de l'ulaq une odeur fétide, comme de la viande pourrie, mais tout était propre ; les nattes sur le sol étaient neuves, les sacs de réserves qui pendaient aux murs étaient costauds et bien secs.

Au fond, deux femmes accroupies se peignaient mutuellement les cheveux. Le Corbeau grommela à leur adresse, pointant du doigt de façon grossière.

Mais elles semblèrent n'y voir aucune insulte et saluèrent Kiin. L'une offrit à Kiin une lamelle de viande séchée, l'autre tendit un panier de bulbes de pourpier. Mais le Corbeau fit un geste d'impatience et poussa Kiin à travers les rideaux de peau de morse qui servaient de cloison.

Au centre de l'appartement du Corbeau, une grosse lampe à huile pendait du haut d'un rocher. La seule couche que repéra Kiin était une plateforme surélevée munie de peaux et de fourrures. Il y régnait une puanteur encore plus insoutenable, et le sol était jonché de morceaux de viande avariée, d'os, de nourriture moisie.

Une femme — jeune mais pas autant que Kiin — s'avança et offrit à manger au Corbeau. Il repoussa sa main d'une claque et fit une remarque en dialecte Morse.

Avec un sourire sournois, elle s'empara d'un grand panier qu'elle entreprit de bourrer de fourrures qu'elle attrapa sur la plate-forme qui servait de lit.

Le Corbeau attendit que la femme ait achevé, puis il s'adressa à Kiin, qui secoua la tête et haussa les épaules. Comment pouvait-il supposer qu'elle comprenait sa langue? Elle n'était au village que depuis deux jours.

Le Corbeau plissa le nez, retroussa les lèvres et dit quelque chose à la femme. Après un regard en coin à Kiin, elle quitta l'ulaq. Le Corbeau s'avança vers une peau de stockage d'où il sortit une poignée de viande. Il s'accroupit et mangea sans rien offrir à Kiin.

Kiin sentit un petit mouvement de gargouillis dans son ventre et se demanda si les bébés éprouvaient le même malaise qu'elle. Finalement, elle s'assit. En tant qu'épouse, elle devait se tenir prête à apporter le bien-être à son mari — servir de l'eau, préparer à manger —, mais elle était restée longtemps debout ce matin. Autant s'installer confortablement, elle aussi.

Bientôt, l'autre épouse du Corbeau revint en compagnie de Femme du Ciel. Kiin se sentit le cœur plus léger à la vue de la vieille femme, mais celle-ci ne s'adressa pas à Kiin. Au lieu de cela, tournant son attention vers le Corbeau, elle parla en langue Morse puis l'écouta.

Enfin, Femme du Ciel porta sur Kiin un regard lumineux. Sans sourire pour autant, elle dit :

— Le Corbeau veut que tu saches que tu es sa femme, maintenant.

— Oui.

— L'autre épouse s'appelle Queue de Lemming. Elle est désormais sa première épouse et tu dois lui obéir. D'abord, elle t'enseignera la langue Morse. Corbeau dit que tu dois apprendre vite. Cheveux Jaunes, celle que ton frère a achetée, était autrefois sa première épouse. Maintenant, Queue de Lemming rassemble des affaires de Cheveux Jaunes pour les lui apporter. As-tu des questions ?

— L'homme que nous avons vu en arrivant dans l'ulaq. Qui est-il?

— Oreilles d'Herbe. C'est l'oncle du Corbeau. Il possède deux épouses. Ses filles sont grandes. Oreilles d'Herbe honore le Corbeau plus comme un fils que comme un neveu. Mais le Corbeau donne peu en retour.

Une fois encore, le frisson vint dans l'esprit de Kiin. Un homme qui n'honorait pas son oncle — comment traitait-il ses épouses?

Semblant lire dans les pensées de Kiin, Femme du Ciel ajouta :

— Tu aurais dû choisir Chasseur de Glace.

« Oui, répondit l'esprit de Kiin en écho, Femme du Ciel t'a dit que Chasseur de Glace était assez fort pour être ton mari. Tu aurais dû le choisir. »

Mais quelle mère ne trouve pas son fils plus fort, plus sage, supérieur à ce qu'il est en réalité? se demanda Kiin. J'ai choisi. Je n'emplirai pas mon esprit de pensées de ce qui aurait pu être.

— Je ne pouvais pas le choisir, répliqua Kiin en prenant soin de ne pas regarder Femme du Ciel dans les yeux. C'est un homme bon. Je ne pouvais prendre le risque de le maudire.

Femme du Ciel hocha la tête. Dans ses yeux, il y avait de la tristesse, mais nulle colère. Elle se tourna pour parler à Queue de Lemming. Kiin vit qu'elle boudait, de cet air qu'avait Qakan lorsqu'on l'obligeait à agir contre son gré. Le Corbeau voulut interrompre Femme du Ciel, mais celle-ci poursuivit son discours comme si les mots du Corbeau n'étaient que du vent. Même lorsqu'elle en eut fini avec l'épouse du Corbeau, Femme du Ciel l'ignora et dit à Kiin:

— Si tu as besoin de moi, je viendrai, ou ma sœur.

Sur quoi, elle quitta l'ulaq. Le Corbeau s'adressa à Queue de Lemming avec rudesse.

Elle rétorqua avec colère, le Corbeau la gifla. Il prit le panier de Cheveux Jaunes et quitta l'ulaq, laissant les jeunes femmes seules.

Un esprit murmura à Kiin : « Ainsi, tu possèdes deux petites peaux de renard, ton suk, le collier de Samig, la sculpture de Chagak, et la coquille en dent de baleine. Pas de couteau de femme, ni aiguilles, ni outils à gratter, ni pierre à concasser, ni bouts de nerf ou de peaux de phoque. »

— Mais j'ai deux bébés, rétorqua Kiin à voix haute.

Ses mots étaient courageux, sa voix forte, sans bégaiement.

Aux paroles de Kiin, Queue de Lemming leva les sourcils, puis se mit à rire. Kiin n'aima pas ce rire. Il ressemblait trop à celui de Qakan, à celui de son père quand il la ridiculisait. « Tu as voyagé d'un bout de la terre à l'autre, chuchota l'esprit de Kiin, et ce voyage-là, peu de chasseurs l'ont accompli ; tu as dansé avec des Hommes Morses, et tu es aimée d'un homme qui est maintenant un Chasseur de Baleines. Qu'est-ce qu'un petit rire ? »

Queue de Lemming tendit la main pour toucher le suk de Kiin, puis prit entre ses doigts le collier de Samig; mais Kiin la repoussa. La femme rit de nouveau et ce rire, haut et strident, fit jaillir de minuscules petits points sur la peau de Kiin. Alors, soudain, Kiin rit à son tour. Elle rit en regardant la saleté par terre, la pile désordonnée de paniers, le rideau déchiré en cuir de morse qui pendait au-dessus de la cache de nourriture et, avec grossièreté, elle désigna tout cela du doigt. Avec grossièreté, elle rit.

Les lèvres de Queue de Lemming s'ourlèrent et elle siffla des paroles furieuses. Puis, fouillant dans la pile des paniers inachevés, elle en jeta un à Kiin.

Kiin emporta le panier près de la lampe à huile; elle attendit, certaine que Queue de Lemming lui donnerait de l'herbe à tisser et de l'eau, mais Queue de Lemming s'allongea sur le lit et s'enroula dans les fourrures, dos tourné.

Kiin observa et patienta un moment. Puis elle reposa le panier et entreprit de ranger la pièce. Les peaux n'avaient pas été maintenues sèches et les tapis de sol répandaient dans tout l'ulaq une odeur de moisi. Elle rêva à l'ulaq de Kayugh, toujours impeccable. Même l'ulaq de son père était propre, le sol garni de bruyère et de tapis neufs, les os ramassés et jetés ou mis de côté pour être sculptés.

Quand Kiin eut rassemblé les os et les reliefs de nourriture et remplacé les matelas en mauvais état par d'autres entassés près de la cache de nourriture, elle emporta les immondices au loin, là où le vent éloignerait des habitations ces remugles.

De l'épilobe, grande et rougeoyante, poussait aux abords du village. Kiin tordit les tiges dures afin de les rompre ; bientôt, elle eut six têtes de fleurs dans la main. Elles étaient vieilles et commençaient à duveter, mais les fleurs étaient encore douces et elles réussiraient peut-être à débarrasser l'ulaq de son mari de l'odeur qui empestait.

A son retour, elle refusa à nouveau très poliment la nourriture que lui offrirent les femmes d'Oreilles d'Herbe; cette fois, elle leur sourit. Leurs cheveux, coupés grossièrement à hauteur d'épaule, étaient foncés et luisants. Les deux femmes se ressemblaient tellement, avec leur visage long, leurs yeux bridés et leur grande bouche, que Kiin se dit qu'elles devaient être sœurs.

Lorsqu'elle regagna la chambre du Corbeau, elle remarqua que le souffle de Queue de Lemming avait le rythme calme de celui qui dort, aussi Kiin se hâta-t-elle de répandre l'épilobe qu'elle avait cueillie avant de trier les paniers par taille et par forme. Trois étaient remplis de ce qui avait peut-être été de la nourriture et étaient désormais bons à jeter. Elle les empila près du rideau de séparation et poursuivit son travail jusqu'à ce qu'elle ait une nouvelle pile d'ordures : peaux moisies, vieux paniers, une vessie d'eau toute trouée. Elle ramassa son chargement et elle l'emporta dehors, puis revint dans l'ulaq.

Kiin aurait bien voulu trier également la réserve de nourriture, mais, en tant que deuxième épouse, elle n'y était pas autorisée, aussi revint-elle au panier que lui avait confié Queue de Lemming. Kiin avait repéré un tas d'ivraie abandonné contre le mur. Elle prit un panier doublé d'argile et, espérant qu'il était imperméable, y versa de l'eau d'une vessie de morse suspendue à un mur. L'eau était tiède et dégageait une odeur saumâtre ; elle y trempa cependant les mains et passa ses doigts humides sur plusieurs brins d'herbe.

Un chant commença comme un fil ténu dans son esprit, des mots évoquant la mer, la glace et les hommes bleus qui vivaient dans la glace. Elle fredonna tout en séparant les brins en minces fils à l'aide de son ongle de pouce avant d'en faire une bobine.

Tandis qu'elle chantait, des pensées inquiètes, comme des volutes de fumée, se mêlaient à ses paroles. Le Corbeau était son mari, maintenant. Il s'attendrait à la trouver dans son lit cette nuit.

« Tu as déjà eu dans ta couche des hommes que tu ne voulais pas, murmura son esprit. Du moins le Corbeau est-il ton mari. N'oublie pas que tu es aussi forte que lui. »

Mais Kiin savait que son esprit ne parlait que pour la réconforter et ne lui disait pas la vérité. Le Corbeau était fort, assez fort pour posséder deux épouses, pour en négocier une troisième. Assez fort pour affronter la malédiction de Kiin.

Elle travailla jusqu'au moment où son esprit la poussa à regarder du côté du lit. Queue de Lemming était assise et se bouchait les oreilles. Kiin savait qu'elle chantait bien, elle s'autorisa donc à sourire à Queue de Lemming comme on sourit à un enfant capricieux.

Il y eut un bruit de l'autre côté de la cloison et soudain, si brusquement que même Queue de Lemming sursauta, le rideau se souleva sur une foule de femmes, peut-être toutes les femmes du village.

Kiin interrompit son chant et posa son panier. Elle se leva et, à cet instant, Femme du Ciel s'avança.

— Elles sont venues apporter des présents à la nouvelle épouse du Corbeau.

Alors, les femmes entrèrent. D'abord Femme du Ciel, puis Femme du Soleil, un panier d'herbes à la main, qu'elles déposèrent devant Kiin. Femme du Soleil prit place près de Kiin et se pencha pour murmurer à son oreille le nom de chaque objet au fur et à mesure que les femmes les présentaient, un vrai nécessaire complet : aiguilles, poinçons, rouleaux de lanières de cuir et morceaux de nerfs pour la couture; nattes et fourrures de couchage; pierres à moudre et pierres à feu; paniers et outres pour l'huile; sacs de stockage pour la viande; hameçons et un bâton à creuser.

Les femmes riaient et plaisantaient, à l'exception de Queue de Lemming et de Cheveux Jaunes, à la mine renfrognée. Kiin se mêlait aux rires car Femme du Soleil ou Femme du Ciel lui expliquait ce que disaient les autres, si bien que Kiin apprit rapidement de nombreux mots dans la langue Morse.

A un moment, quand les épouses d'Oreilles d'Herbe dirent combien Kiin avait de la chance d'être l'épouse du Corbeau, Femme du Soleil, après avoir répété ces paroles pour Kiin, la rassura en murmurant :

— Personne n'osera te traiter en esclave. Et tu disposeras même de plusieurs mois avant que le Corbeau ne t'emmène dans son lit. Aucun homme Morse ne pénètre une femme enceinte. Elle maudirait sa chasse.

Alors, Kiin enferma ces mots en elle et s'aperçut qu'elle souriait plus facilement, riait plus vite.

Quand vint le tour de Cheveux Jaunes d'offrir un présent, elle tendit ses mains fermées à Kiin et, lorsque celle-ci lui présenta ses mains ouvertes, Cheveux Jaunes écarta les doigts pour indiquer qu'elle n'offrirait rien. Même alors, Kiin éclata de rire, d'un rire si fort que les autres femmes, debout, le visage rouge, face à tant de grossièreté, s'esclaffèrent aussi, jusqu'au moment où, rubiconde, Cheveux Jaunes se fraya un chemin entre elles et s'assit, genoux relevés sous le menton, sur la plate-forme de couchage. Queue de Lemming se précipita alors vers le coin à paniers et tendit à Kiin un magnifique couteau recourbé dont la lame de fin silex noir s'insérait sur une côte de caribou. Femme du Soleil expliqua à Kiin que la côte avait été donnée en troc par un homme du Peuple des Caribous, qui vivait loin à l'est, là où la glace marquait la limite du monde.

Kiin lissa la côte de sa main et remercia Queue de Lemming, espérant que ce présent marquerait le début d'une amitié; mais, au moment où Queue de Lemming se détourna, Kiin vit Queue de Lemming et Cheveux Jaunes échanger un regard moqueur et elle sut que ce n'était pas un cadeau venu du cœur.

Une fois les femmes parties, le Corbeau rentra dans l'ulaq. Au fond de la grande pièce principale, Kiin achevait le panier d'herbe. Le Corbeau s'assit sur un tapis de sol, s'appuya le dos contre une pile de fourrures et l'observa entre les fentes de ses yeux. L'homme était si immobile que Kiin le croyait assoupi, mais si elle tendait la main pour la tremper dans le panier d'eau, elle percevait l'éclat de ses pupilles qui la suivaient et son regard appuyé raidissait les doigts de Kiin qui trembla. Elle tenta de se calmer en répétant les mots qu'elle avait appris ce jour-là, mais la terreur s'infiltrait de nouveau dans sa poitrine, prenant tant de place que son cœur tressauta.

« Souviens-toi de ce qu'a dit Femme du Ciel, murmura son esprit. Tu attends un enfant; aucun homme Morse ne te prendra. Le Corbeau ne te touchera pas. Tu maudirais sa chasse. » Toutefois, si ces mots l'avaient rassurée cet après-midi, elle doutait maintenant des paroles de la vieille femme. Qui pouvait dire les pouvoirs du Corbeau ? Il n'était pas homme à obéir aux lois de son peuple.

Queue de Lemming observait Kiin, elle aussi, mais en douce et à petits coups d'œil rapides.

Au retour du Corbeau, Queue de Lemming lui avait donné de la nourriture, s'était débarrassée de son suk et de ses jambières de fourrure, puis avait huilé ses jambes. Kiin avait essayé de dissimuler sa surprise en découvrant que les jambes de Queue de Lemming étaient, des chevilles aux genoux, tatouées en un motif compliqué de triangles et de points. Elle estimait que ces marques enlaidissaient les jambes de la femme, mais elle voyait bien, au soin qu'elle mettait à huiler les dessins, que celle-ci trouvait cela superbe.

Quand le Corbeau se leva enfin, il mit Queue de Lemming sur ses pieds, lui glissa la main dans le dos et la remonta jusqu'à son cou. Queue de Lemming regarda Kiin avec un sourire railleur et suivit le Corbeau sur sa couche. Kiin sourit à son tour, essayant de ne pas montrer son soulagement.

S'adressant à Kiin, le Corbeau désigna du doigt un endroit près de lui sur son lit. A nouveau, le cœur de Kiin battit la chamade, mais le Corbeau lui tourna le dos et Kiin se recroquevilla dans le coin le plus reculé de la plate-forme, dos tourné elle aussi.

Bientôt, le Corbeau et Queue de Lemming emplirent l'ulaq des bruits de l'amour. Kiin ne parvint pas à s'endormir. Alors, elle chanta dans sa tête pour couvrir les grognements du Corbeau, les soupirs et les petits cris de Queue de Lemming.

Et, pour une fois, Kiin fut heureuse de ne pas comprendre la langue Morse.

40

— Il y aura d'autres changements, annonça Épouse Dodue à Samig en lui tendant une coquille remplie de bouillon d'ugyuun et de morue.

Samig évita son regard. Il ne voulait pas la voir sourire alors qu'elle lui parlait d'un châtiment supplémentaire. Cela avait été assez de passer le reste de l'été à apprendre avec les petits garçons, de manquer les chasses d'automne. Bien des fois, Samig avait projeté de retourner au peuple de sa mère sans le secret du poison. Mais la pensée de la déception de Kayugh le garda chez les Chasseurs de Baleines, l'incitant à attendre jusqu'au printemps.

D'ailleurs, Kayugh ne l'accueillerait peut-être pas s'il revenait sans le savoir qu'on l'avait envoyé acquérir. Se sentirait-il alors chez lui ?

Ce matin-là, Nombreuses Baleines lui avait donné une autre tête de harpon. Elle n'était pas aussi belle que celle qu'il avait perdue avec la baleine, mais prouvait néanmoins que Nombreuses Baleines désirait toujours qu'il chasse.

Si j'ai la permission de chasser, s'était dit Samig, je peux supporter de vivre ici jusqu'à être suffisamment habile pour enseigner aux Premiers Hommes. Alors, je retournerai chez mon peuple, je verrai quelle vérité Kayugh dissimule en son cœur, je saurai si je dois rester ou trouver une autre plage. En ce cas, je me rendrai chez les Chasseurs de Baleines et les Premiers Hommes uniquement pour faire du troc.

Pour le moment, les paroles d'Épouse Dodue gênaient Samig qui se détourna pour boire son bouillon.

Épouse Dodue continuait de parler des femmes du village et des enfants.

— De nouveaux enfants dans cet ulaq seraient une bonne chose, remarqua-t-elle avec un petit rire. Qui sait, peut-être ce soir les bruits dans cet ulaq ramèneront Nombreuses Baleines dans ma chambre.

Tapotant son ventre rebondi, elle ajouta :

— J'ai encore le temps de faire un autre fils.

Samig écoutait, bouche bée, essayant de donner

un sens aux paroles de la vieille femme. Puis Épouse Dodue lui tendit l'épais parka de fourrure qu'elle cousait, et Samig s'aperçut qu'il était presque fini.

— Il était prévu pour Nombreuses Baleines, dit Épouse Dodue en pouffant de rire. Mais il en a un, comme il sied à chaque époux. Celui-ci est donc pour toi.

Samig renversa son bouillon et réprima un cri quand le liquide éclaboussa sa poitrine nue. Maintenant, il connaissait la raison des sourires d'Épouse Dodue, et il était furieux qu'on ne l'ait pas prévenu. Nombreuses Baleines le traitait comme une femme, toujours à décider à sa place.

Considérant la tête ronde et grosse d'Épouse Dodue, il demanda :

— Qui doit être mon épouse ?

Épouse Dodue afficha un petit sourire satisfait. Elle n'avait plus de dents sur les côtés, ce qui expliquait les trous noirs de sa bouche.

— Mon époux a essayé de tacheter Petite Fleur, mais son père a peur que tu ne l'emmènes avec toi chez les Traqueurs de Phoques. Et Panier Moucheté a été promise à Oiseau Crochu, ta femme sera donc Trois Poissons.

Trois Poissons. Samig crut recevoir en pleine poitrine un coup à lui couper le souffle. Panier Moucheté aurait été supportable. Comment oublier leurs ébats dans l'herbe? Mais Trois Poissons...

Épouse Dodue secoua son tablier comme une jeune fille.

— Mon mari prétend qu'il n'existe au village aucun homme possédant des mains assez larges pour la tenir.

Elle se tapa les fesses et partit d'un grand rire.

Cette sorte de plaisanterie était plus convenable dans la bouche d'un homme, aussi Samig fit-il mine de n'avoir rien entendu. Il reposa son bol. Il n'avait rien à répondre. A quoi bon protester?

Épouse Dodue cessa de rire bêtement et Samig s'étonna de l'entendre remarquer :

— Tueur de Baleines, dans le noir, toutes les femmes se ressemblent.

Les parents de Trois Poissons l'amenèrent à Samig cette même nuit. Samig s'obligea à sourire. Mais chaque fois qu'il regardait la grosse figure de Trois Poissons, avec ses dents cassées, il lui venait une douleur au creux de la poitrine; et en son esprit, il voyait Kiin, ses traits délicats, son doux sourire, et ses mains qui le caressaient, tendres et fermes.

Je ferai plaisir à mon grand-père, se dit Samig. Peut-être alors me donnera-t-il les secrets du poison de baleine et pourrai-je retourner à mon peuple.

« Mais tu devras emmener ton épouse », lui murmura une voix intérieure.

Non, elle voudra rester avec son peuple, se rassura Samig. Elle ne m'accompagnera pas, et je serai libéré des Chasseurs de Baleines. Mais, pour l'instant, je dois obéir à mon grand-père.

Il se contraignit à sourire, se contraignit à prononcer des paroles de bienvenue pour le père de Trois Poissons et à sourire à Nombreuses Baleines, à rire aux plaisanteries des deux hommes à propos des femmes. Épouse Dodue était assise dans un coin, dos tourné aux hommes, comme le voulait la coutume. Ses mains s'affairaient à la vannerie, mais à chaque plaisanterie, Samig voyait ses épaules se secouer; elle écoutait.

Trois Poissons était debout près de son père. Elle portait un suk en fourrure de loutre dont le bas était bordé de coquillages qui se balançaient et de volutes d'œsophage de phoque coloré. Ses cheveux étaient lissés en arrière en ce chignon serré que portaient les femmes mariées, et son visage était peint d'ocre rouge. Samig savait que les femmes peignaient les peaux de phoque pour les conserver et il se demandait quelle coutume des Chasseurs de Baleines exigeait des nouvelles épousées un visage rouge.

Le père de Trois Poissons était aussi volumineux que sa fille ; ses épaules et ses hanches formaient un large carré à l'intérieur de son parka. L'homme faisait deux fois la taille de Nombreuses Baleines, avec un visage rond et souriant comme celui de Trois Poissons. Les tatouages de son menton couraient en trois lignes verticales et ses yeux rayonnaient de lumière.

« Tu sais que c'est un homme bon, murmura la voix intérieure de Samig. Il te fera une place lorsqu'il partira chasser et il t'accueillera dans son ulaq. »

Mais la douleur demeurait dans la poitrine de Samig, qui ne parvenait pas à éprouver la moindre joie.

Enfin, l'heure des plaisanteries passée, Épouse Dodue quitta son coin pour nourrir les hommes. En tant que nouvel époux, Samig n'était pas autorisé à manger. On le fit asseoir pour regarder le père de Trois Poissons et Nombreuses Baleines se délecter de bouillon d'ugyuun et de viande de baleine.

Puis les hommes se levèrent. Le père de Trois Poissons prit la main de sa fille et la mit dans celle de Samig ; après quoi, n'ayant pas le droit de participer à la cérémonie, Épouse Dodue poussa le couple dans la chambre de Samig et referma le rideau derrière eux.

— Faites des bébés, leur lança-t-elle.

Le jeune homme entendit Nombreuses Baleines et le père de Trois Poissons se joindre au rire de la femme.

Samig s'accroupit. Il avait lâché la main de Trois Poissons et, dans l'obscurité de sa chambre, ne savait trop où elle se tenait. Alors elle s'avança, se lova contre son bras, glissant ses mains sous son parka. Elle émit de petits rires et caressa la poitrine de Samig. Mais celui-ci pensa que Épouse Dodue écoutait et riait, elle aussi.

« Tu fais cela pour ton père », lui dit sa voix intérieure. Mais combien un homme donne-t-il à son père? se demanda-t-il. Combien d'années pour les années données? Combien de honte en échange du savoir? Une vie entière affublé d'une femme pareille ?

Avec Trois Poissons pour épouse, comment faire une vie pour moi-même ? Ses mots seront plus forts que les miens et je serai comme un enfant dans mon propre ulaq.

Soudain, il repoussa Trois Poissons et se leva, sa tête touchant le plafond de la chambre.

— Allonge-toi sur le dos et reste tranquille, ordonna Samig.

Les gloussements de Trois Poissons se muèrent en un petit cri.

— Je suis ton mari et tu feras ce que je te dis. Compris ?

Il attendit, se demandant si Trois Poissons savait qu'il craignait de ne pas être obéi. Mais la réponse vint, petite et calme :

— Oui, époux.

— Demain, tu entameras un nouveau rideau pour ma chambre. Celui-ci est vieux. Et fais-le plus grand.

Trois Poissons ne répondit pas ; elle ne rit pas non plus. Samig ferma les yeux et songea à Kiin, Kiin dans son lit, Kiin, si veloutée sous ses doigts. Quand il fut suffisamment excité, il tomba à genoux et ouvrit les jambes de Trois Poissons, se dressant sur ses bras afin que sa poitrine n'effleure pas sa femme lorsqu'il la prit.

41

Amgigh poussa sa pagaie dans l'eau, trois coups à gauche, trois à droite. Le calme de la mer du Nord inquiétait Amgigh. Il n'était pas ordinaire de voir une eau d'un bleu-vert aussi limpide, suffisamment transparente pour distinguer loin sous la surface, jusqu'aux profondeurs qu'habitaient les esprits, jusqu'aux profondeurs où la baleine l'avait entraîné...

Non, se dit-il. C'est la couleur habituelle de la mer du Nord. Elle est toujours aussi limpide. Les nombreux jours d'alitement m'ont fait oublier comment était l'eau. J'ai oublié. J'ai seulement oublié.

Oiseau Gris — Waxtal — avait tenu à l'accompagner pour sa première sortie depuis la baleine. Kayugh aussi. Mais il n'était pas sûr de ses propres réactions. Et s'il ne parvenait pas à ramer? Vou-lait-il que d'autres hommes soient témoins de sa honte ?

Quand il avait enfin émergé de l'ulaq, quittant la sécurité confinée des murs obscurs, le seul fait de regarder la mer avait serré son estomac de frayeur.

Il vaut mieux que je parte seul, s'était-il dit. La mer avait peut-être volé son courage. Aussi s'était-il éloigné, sourd aux pleurs de Chagak, aux craintes de Kayugh.

Mais, maintenant, tout paraissait différent : le froid de l'eau ; le silence sans vent ; le gris pesant du rivage. Même la pagaie ne semblait plus s'accorder à sa main. Il regrettait de n'avoir personne avec lui pour psalmodier des chants de chasse, des chants d'hommes plus forts que la mer.

Puis lui revint en mémoire ce que Chagak lui avait dit alors qu'il n'était qu'un enfant — s'il était seul ou s'il avait peur, il devait expliquer sa force à la mer.

Alors, élevant la voix, Amgigh appela en direction du large :

— Je suis fort. Je ne me vante pas. Je te dis la simple vérité. Je suis fort. Même la baleine n'a pas réussi à me tuer. Oui, murmura-t-il en inclinant la tête vers le centre de sa poitrine afin que son esprit entende. Je suis fort.

Malgré les jours passés allongé dans sa chambre, ses jambes étaient puissantes, pas aussi épaisses que celles de Samig, mais bien musclées. A chaque coup de pagaie, ses cuisses poussaient dur contre le fond de î'ikyak.

D'une voix plus assurée, il entonna une vieille mélopée qui louait les lions de mer et donnait à la loutre le nom de frère. Même Kayugh ne savait pas qui en avait le premier pensé les paroles. Un excellent chasseur, en tout cas.

Amgigh chantait, se souvenant d'autres chants. Soudain, il se rappela la voix riche et pleine de Kiin lorsqu'elle fredonnait, parfois avec des mots nouveaux, de vieilles chansons d'une manière nouvelle.

Alors, même en pagayant, Amgigh revit les petites mains de Kiin contre sa peau, sentit ses doigts sur lui, légers comme une plume. Il ferma les yeux et hocha la tête. L'esprit de Kiin devait déjà être dans les Lumières Dansantes. Mais qui pouvait dire? Peut-être avait-il été capturé par la mer, peut-être chaque ride de l'eau contenait-elle une petite partie de son âme qui permettait à Amgigh de la voir, de la sentir, chaque fois qu'il était dans son ikyak.

Peut-être l'eau attirait-elle ses pensées vers Kiin. Qui pouvait douter que la mer était une chose vivante? Qui pouvait douter de ses pouvoirs? Assurément, les esprits de la baleine et du lion de mer se mêlaient intimement aux vagues écumantes et brisantes. Amgigh songea à sa première sortie en ikyak. Ses jambes étaient petites et maigres, ses bras menus comme des os d'oiseaux. La mer avait enserré sa pagaie, essayant de la lui arracher des mains. Quel chasseur ne racontait pas la même chose? Quel chasseur ne savait pas que la mer le mettait à l'épreuve jusqu'à être certaine que le garçon serait un bon chasseur, digne de prendre des phoques, digne de prendre des lions de mer?

Amgigh conservait le souvenir de ses muscles endoloris après cette journée d'initiation. Bras et épaules engourdis à force de soulever et pousser la pagaie, engourdis à force de lutter contre la succion de l'eau s'il plongeait sa pagaie trop profond, contre le clapotis des vagues s'il ne la plongeait pas assez. Il se rappelait combien ses hanches le faisaient souffrir tandis qu'il était assis, jambes étendues devant lui et bien écartées afin de contribuer à l'équilibre de l'ikyak. Et son effroi.

Samig n'avait pas eu peur, lui. Même le premier jour, il avait fait volontairement chavirer son bateau pour émerger en riant tandis que leur père retournait l'ikyak et ramenait Samig sur le rivage. Si Amgigh était revenu de cette première expédition avec son nouveau chigadax encore sec, alors que

Samig, dans son exubérance, avait renversé deux fois son ikyak — pour se faire à chaque reprise tancer par leur père —, Amgigh savait que, là encore, c'était Samig qui possédait le talent. Samig apprendrait à se déplacer comme un phoque tandis qu'Amgigh serait toujours à la traîne.

Or, Waxtal affirmait que Samig reviendrait de chez les Chasseurs de Baleines avec l'intention de devenir chef des Premiers Hommes. Oui, disait Waxtal, Samig leur enseignerait à chasser la baleine, mais il s'autoproclamerait chef des chasseurs.

Amgigh et Waxtal s'étaient assis au sommet de l'ulaq de ce dernier. Amgigh était encore faible et il ne voyait pas encore bien ; toutes les choses étaient bordées de noir et parfois il voyait double.

Pendant un long moment, ils étaient restés sans parler, puis Waxtal avait hoché la tête et un bruit étouffé était monté de sa gorge.

— Ton père a commis des erreurs. J'ai vu ces erreurs, même si j'ai gardé mes paroles pour moi; mais c'est un bon chef et il est plus sage que Samig ne le sera jamais. Samig sera le genre d'homme à fanfaronner. Il reviendra de chez les Chasseurs de Baleines avec en tout et pour tout de la vantardise. Mais qu'espérer d'autre? Le vrai père de Samig...

Alors les mots s'étaient évanouis. Cependant, Amgigh avait achevé dans sa tête la phrase de Waxtal. Le père de Samig était un Petit Homme, un homme qui tuait les hommes.

Puis Waxtal avait poursuivi ses marmonnements, comme s'il avait oublié la présence d'Amgigh à son côté.

— Samig s'imaginera avoir gagné le pouvoir d'être chef. Il ne pensera pas à Kayugh. Il ne pensera qu'à lui.

Amgigh avait cherché dans ses propres pensées si Waxtal avait raison. Enfant, Samig n'était pas vantard, il ne se poussait pas devant les autres. Mais

Waxtal connaissait les Chasseurs de Baleines mieux que lui. Qui pouvait dire si Samig ne changerait pas après une année parmi eux?

— En admettant que Kayugh ne souhaite plus mener notre peuple, avait murmuré Waxtal en se penchant sur Amgigh, tu ferais un meilleur chef.

Et Amgigh était parti d'un grand rire. Mais Waxtal lui avait répété la même chose le lendemain et le jour suivant jusqu'à ce qu'enfin, une nuit, dans ses rêves, des animaux lui apparaissent : loutres, lem-mings, phoques et lions de mer. Chacun lui susurrait qu'il devrait devenir chef, chef au-dessus de Samig.

Mais là, seul sur la mer infinie, loin des murmures de Waxtal, Amgigh savait ses propres pensées et comprenait qu'il n'avait nulle envie d'être chef. Il n'aimait même pas chasser. Pourtant, il visait juste et était souvent le premier à repérer la tête noire d'un lion de mer ou d'un phoque au-dessus des vagues. Malgré tout, il ne voulait pas de Samig pour chef.

Dans un soupir, Amgigh scruta le rivage. L'île Aka semblait habitée de plus d'oiseaux que l'île Tugix, mais il n'était pas venu pour les oiseaux. Il était venu escalader Okmok, la montagne sur le côté éloigné d'Aka. Là, au versant nord d'Okmok, se trouvait le lit scintillant de l'obsidienne, pierre sacrée de son peuple.

C'était une ascension longue et pénible, mais il l'avait déjà faite. Une fois avec son père, une autre avec Samig. Il existait sur cette île plusieurs bonnes plages, plusieurs endroits propices pour ces villages... Un jour, peut-être, lui et Kiin allaient... Non, pas Kiin. Mais il prendrait une autre épouse, peut-être parmi les Chasseurs de Baleines et, quand il donnerait à Samig des couteaux d'obsidienne en échange de son enseignement, Amgigh trouverait une femme qu'il négocierait contre de la viande de baleine et ses couteaux d'obsidienne.

Puis il aurait des fils qui apprendraient à fabriquer des armes, avec des lames encore plus fines que celles d'Amgigh, et chaque chasseur demanderait une lame façonnée par les mains d'Amgigh ou d'un de ses fils. Ce serait ainsi. Oui, et Samig verrait qui possède le plus grand pouvoir.

La progression était lente et le vent froid, comme s'il tirait sur le parka d'Amgigh, tandis qu'il cherchait des prises dans l'herbe morte. Mais, Amgigh était si concentré qu'il ne sentait pas le froid, et s'interdisait de se demander si le vent était l'esprit de Kiin l'appelant à la suivre dans le monde des esprits. Il avait trop de couteaux à tailler, trop de lames à polir. Il lui fallait être un homme, assez vigoureux pour tailler la roche, avec des cals aux endroits où ses doigts agrippaient la pierre. Que ferait un esprit d'une pierre ? La pierre et l'esprit — leurs mondes étaient séparés.

Trois nuits il passa sur l'île Aka, trois nuits avec les esprits d'Aka, avec les grondements des grands feux d'Okmok, émanant des profondeurs. Qu'avait-il à craindre? Okmok était puissante, mais Aka l'était davantage, et Okmok était connue pour posséder des esprits bénéfiques. Sinon, pourquoi la montagne déverserait-elle l'obsidienne noire et luisante, pierre esprit des montagnes? Et qui avait plus de droit sur cette pierre qu'un homme qui faisait des couteaux, les meilleurs couteaux? Non, non, il n'avait pas peur.

Chaque jour, Amgigh grimpa. Chaque jour, il fouilla, tailla et ramassa des éclats d'obsidienne libérés patiemment par le vent, la pluie et le soleil — toutes les puissances du ciel — et par la glace et la roche — les puissances de la terre. D'où, sinon du ciel, l'homme apprenait-il l'art de tailler la pierre?

D'où, sinon de la terre, l'homme apprenait-il une telle patience?

Chaque jour, Amgigh ramassait la pierre qu'il avait gagnée à la montagne, la roulait dans un épais morceau de peau de lion de mer, et l'attachait dans son dos. Quand il redescendait la montagne, en s'accrochant et glissant tour à tour sur l'herbe et sur la roche, il vérifiait fréquemment que l'obsidienne n'entaillait pas le cuir. Ainsi, en trois jours, il eut trois peaux bourrées de la précieuse pierre.

Avant d'entreprendre le voyage de retour vers les siens, il balança à la mer les pierres de lest pour les remplacer par les pierres esprit. Tandis qu'il naviguait vers son peuple, il sentait la différence dans son ikyak. Son embarcation était plus solide, plus rapide, et même quand la calme mer du Nord affronta les vagues hautes et blanches d'écume, Amgigh eut l'impression que sa rame taillait dans l'eau avec une sûreté nouvelle et que l'ikyak glissait aisément, d'une vague à l'autre. Tel un oiseau, il volait. Cependant qu'il pagayait, il songeait au nouveau couteau d'obsidienne qui remplacerait celui volé — à n'en pas douter — par Qakan. Et il ferait des couteaux pour Samig, chacun possédant autant de valeur que la maîtrise de la chasse à la baleine.

42

Samig lissa le manche de son harpon avec un morceau de pierre de lave et regarda Nombreuses Baleines, à l'autre bout de l'ulaq. Paupières closes, le vieil homme inclinait la tête. Une fois Roc Dur devenu chef, Nombreuses Baleines s'était mué en un vieillard; il avait perdu sa condition d'homme pour redevenir un garçon dépendant des autres pour sa nourriture et les nécessités quotidiennes.

Samig pensa que son grand-père avait appris à lui refaire confiance, qu'il le voyait de nouveau comme un homme, mais peut-être cela tenait-il au fait que Nombreuses Baleines était retombé en enfance. D'ailleurs, les autres hommes de la tribu ne l'invitaient pas à leurs réunions nocturnes, ne lui réclamaient plus de récits de chasses.

— Ils te traiteront en homme quand tu mettras un fils dans le ventre de Trois Poissons, lui disait Épouse Dodue. Alors, tu auras ta place en tant que chasseur de baleines.

Penchée en avant, elle regardait par-dessus son épaule et, si Nombreuses Baleines paraissait endormi, elle murmurait :

— Alors ils te diront les secrets du poison.

Pourtant, ce matin encore, Samig avait entendu

les paroles réconfortantes adressées par Épouse Dodue à Trois Poissons :

— C'est un bon temps pour se reposer. C'est un bon temps pour se reposer.

Il sut qu'une fois de plus il s'était montré incapable de planter un enfant dans le sein de sa femme. Trois Poissons passerait plusieurs nuits dans la hutte dressée à l'écart pour les femmes dans leur période de saignement.

A ce sujet, les Chasseurs de Baleines étaient plus stricts que les Premiers Hommes. En toute autre chose, les femmes Chasseurs de Baleines étaient presque aussi importantes que les hommes. Elles s'asseyaient en conseil pour toutes les questions, hormis les plans de chasse. Les hommes préparaient souvent leur propre nourriture et réparaient leurs parkas à l'occasion ; mais, pendant le temps qu'une femme saignait, elle devait quitter l'ulaq de crainte que son sang n'apporte malédiction à son mari ou aux armes de son mari. Cela semblait étrange, mais qui était Samig pour remettre en cause les coutumes des Chasseurs de Baleines? Ils possédaient la connaissance. Qui pouvait dire ce que le sang d'une femme pouvait faire à un harpon? Même les Premiers Hommes exigeaient que les femmes dans leur premier sang soient mises à l'écart.

Samig partageait la déception de son épouse. Quel homme ne désirait-il pas un fils? Mais cette nuit-là, allongé sur ses nattes de couchage, il se dit que c'était un bon temps pour se reposer — l'un et l'autre.

Il dormait quand il sentit qu'une main cherchait, très doucement. D'abord, encore pris dans ses rêves, il recula. Puis, croyant que c'était Trois Poissons, il s'assit sur son lit. La colère le sortit de ses rêves. Comment Trois Poissons osait-elle venir le rejoindre pendant son sang? Était-elle indifférente à ses armes?

Lorsque la femme parla, Samig s'aperçut que c'était Epouse Dodue.

— Nombreuses Baleines a besoin de toi, dit-elle.

Les larmes étouffaient ses paroles et le cœur de

Samig se mit à cogner jusque dans sa gorge. La voix sèche et râpeuse, il demanda :

— Que se passe-t-il ?

— Il est très malade. Il ne peut ni voir ni bouger.

Samig bondit sur ses pieds et se précipita dans la

chambre de son grand-père qu'il trouva allongé dans sa robe de nuit. Un côté de sa bouche était bizarrement tordu. Épouse Dodue s'accroupit pour essuyer la bave qui moussait sur ses lèvres.

— Il ne voit plus rien, bredouilla Épouse Dodue, les mots brisés par les sanglots.

Samig s'agenouilla près du vieil homme et lui toucha le front.

— Je suis là, grand-père, dit-il d'une voix douce.

Il y eut un gargouillis dans la gorge du vieillard et

Samig se tourna vers sa grand-mère.

— Il n'arrive pas à parler?

— Au début il pouvait, et il m'a expliqué qu'il n'y voyait plus. Puis il a appelé ton nom et maintenant...

Nombreuses Baleines émit un grognement, puis leva lentement la main gauche. Samig prit ses doigts tremblants mais, brusquement, un frisson parcourut Nombreuses Baleines. Sa main tressauta vers le visage de Samig et griffa sa joue en retombant.

Nombreuses Baleines ne bougeait plus. Épouse Dodue se pencha sur lui. Elle lécha ses doigts et les tint devant la bouche du vieil homme; puis elle approcha son oreille contre sa poitrine.

Ëlle se releva et lissa la robe de son époux.

— Il est mort, dit-elle d'une voix éteinte.

Une pluie brumeuse les entourait tandis qu'ils se tenaient debout près du monticule de pierres constituant le tombeau de Nombreuses Baleines. Lorsqu'ils recouvrirent le corps de son grand-père avec des pierres, Samig pensa que l'esprit du vieil homme devait trouver ce manteau bien inconfortable; mais nul n'émit la moindre objection et Samig se tut. Il songea aux récits de sa mère sur les diverses façons dont les peuples prenaient soin de leurs morts.

Les femmes achevèrent leurs cris de deuil et Roc Dur, sa lance à la main, s'adressa à l'esprit de Nombreuses Baleines, aux esprits qui se rassemblent toujours près des morts, puis, à l'aide de sa javeline, il transperça le fond de l'ikyak de Nombreuses Baleines; le bateau fut alors placé au-dessus du tas de pierres. Roc Dur entonna une ode funèbre mais, dominant le chant, Samig entendit l'appel des oies sur la plage. Il aurait voulu être une de ces oies, blanches et gris argenté, déployant ses ailes au vent, loin des funérailles, loin du chagrin, loin du deuil.

Il y avait un vide étrange depuis la mort de Nombreuses Baleines — une solitude. Samig comprit que son grand-père avait été le cordon qui le reliait aux Chasseurs de Baleines.

Et maintenant ? Qu'est-ce qui me retient ici ? Si je n'avais pas d'épouse, je partirais. Soudain, il en voulut stupidement à Nombreuses Baleines d'être mort.

Puis il songea, comme si son grand-père le lui soufflait, qu'il ne devait pas rentrer déjà alors qu'il ne savait pas tout. Il devait rester pour pouvoir enseigner à son peuple.

Un jour, Trois Poissons lui donnerait un fils. Il avait perdu la puissance de Nombreuses Baleines, mais avec un fils, il regagnerait quelque chose. Peut-être assez pour apprendre les secrets.

Au cours des quarante jours qui suivirent la mort de Nombreuses Baleines, Samig évita sa femme, ayant soin de ne pas la regarder, de ne pas rester seul avec elle. A quoi lui servirait-elle? Pendant le deuil, une femme ne pouvait partager la couche de son époux. Quel homme voudrait un fils conçu dans le deuil, une fille qui lui rappellerait la mort?

Samig passait le plus clair de son temps loin de l'ulaq, péchant avec les vieillards, ramassant des clams avec les enfants. Mais, il remarqua que Trois Poissons maigrissait, qu'elle était toute pâle et que son rire était creux.

Ce n'est pas sa faute si elle est ma femme, s'avoua-t-il. D'autres ont choisi pour elle comme pour moi. Épouse Dodue l'avait noté elle-même : dans le noir, toutes les femmes sont pareilles. Parfois, Trois Poissons était Panier Moucheté, parfois Petite Fleur, toujours Kiin.

Cette nuit-là, alors qu'ils étaient assis dans la lumière ténue de l'ulaq, Samig s'aperçut qu'il ne parvenait pas à travailler à ses armes comme d'habitude. Il avait envie de marcher, d'être loin des Chasseurs de Baleines. Ne tenant plus en place, il leva les yeux pour observer les femmes qui cousaient près des lampes à huile. Elles étaient paisibles, le visage d'Épouse Dodue gris, aux traits tirés, Trois Poissons paraissant plus menue, moins redoutable.

Samig fixa Trois Poissons du regard. Savait-elle qu'hier marquait la fin du deuil? Comptait-elle les jours avec des encoches sur le sol de l'ulaq, comme

Épouse Dodue? Observait-elle la lune comme il le faisait, lui ? Trois Poissons leva les yeux sur lui mais les baissa dès que leurs regards se croisèrent. Ils étaient empreints de tristesse, une blessure dont Samig n'aurait jamais cru qu'elle puisse l'atteindre.

— Femme, dit-il avec douceur.

Elle le regarda et, quand il se leva, elle l'imita. Même Épouse Dodue sourit. Mais Samig n'en avait cure. Qu'elle pense ce qu'elle veut. Peut-être cela soulagera-t-il son chagrin.

Dans l'obscurité de sa chambre, Samig attendit que Trois Poissons s'allonge, mais elle demeura près de lui jusqu'à ce qu'il la pousse délicatement vers les nattes. La main de Trois Poissons se referma sur le poignet de Samig et elle murmura :

— Tu appartiens aux Traqueurs de Phoques et je sais que ton esprit est avec eux.

Samig s'étonna de ces paroles mais, avant qu'il ne pût répondre, elle enchaîna :

— Dans mon cœur, je t'appelle Samig.

Il ne la distinguait pas, mais il tendit la main vers son visage. Je suis pour elle ce que Kiin est pour moi, se dit Samig. Soudain, le cœur douloureux, il comprit.

— Avant que tu ne retournes à ton peuple, ajouta Trois Poissons, donne-moi un fils.

Une surprenante légèreté emplit le cœur de Samig. Son épouse l'avait libéré, ne demandant de lui pas plus qu'il ne voulait donner. Et, comme il l'allongeait sur le dos, dans le noir, Trois Poissons fut Trois Poissons.

FIN DE L'HIVER, 7038 AVANT J.-C.

Baie de Chagvan, Alaska, et île de Yunaska, îles Aléoutiennes

43

Kiin s'éveilla dans la douleur. Les muscles de son abdomen tiraient à tel point que la pression semblait s'exercer en partant du dos, vers ses hanches, et lui broyait les os. Elle se tourna sur le côté et respira profondément à plusieurs reprises. La douleur cessa. Kiin se détendit.

Elle aurait voulu pouvoir rester sur la plate-forme qui servait de lit, mais en tant que deuxième épouse, il lui revenait d'allumer la lampe et de préparer la nourriture dès le matin.

Le ventre lourd, elle se hissa à quatre pattes. Les douleurs avaient commencé quatre, cinq jours auparavant. Elles étaient peu fréquentes mais empêchaient Kiin de dormir la nuit et, dans la journée, elle avait des difficultés à mener à bien son travail.

Elle rampa jusque dans la salle commune, ajouta de l'huile à la lampe et souffla doucement sur la mèche qui s'étouffait jusqu'à ce qu'elle s'embrase de nouveau. L'effort amena une autre douleur, plus intense encore que celle qui l'avait réveillée.

Cela faisait plus de huit mois que Qakan l'avait prise. Pendant presque toute cette période, elle avait vécu en tant que seconde épouse du Corbeau, sans être véritablement sa femme. Comme elle était enceinte, il ne l'avait pas emmenée dans son lit, mais elle savait qu'une fois les bébés nés, il s'attendait à ce qu'elle soit sa femme en tous points.

Kiin se rendit à la cache de nourriture et sortit plusieurs sacs faits de cuir de morse séché et tout raide. L'un contenait du flétan fumé, l'autre des racines. Le Corbeau mangeait beaucoup de flétan, et il appréciait aussi les minuscules bulbes que les femmes trouvaient dans les trous de mulots.

Kiin remplit un bol de bulbes et entreprit de les peler. Ils étaient si petits que Kiin se servait de ses ongles. On était au printemps. Engrangées tout l'hiver, les racines commençaient à ramollir, mais le Corbeau aimait quand même les manger crues.

Kiin essayait d'être une bonne épouse pour le Corbeau. Elle avait appris à connaître ses aliments préférés et la façon de les préparer, comment confectionner les longues jambières de fourrure que portaient hommes et femmes et, le plus important, parler leur langue, même si ses erreurs fréquentes provoquaient encore le rire étouffé des femmes et le sourire des hommes.

Kiin entendit Queue de Lemming grogner. Certains matins, le Corbeau s'éveillait avant elle; il faisait alors un signe de tête à Kiin et mangeait en silence. Mais si Queue de Lemming se réveillait la première, elle ordonnait à Kiin d'apporter quelque chose du dehors, même si la neige était profonde et les vents violents.

Queue de Lemming rampa hors de sa couche et passa ses doigts dans ses épais cheveux noirs. Chaque jour, elle huilait ses cheveux et les brossait avec une touffe de tiges de roseaux. Kiin l'avait imitée dans l'espoir de rendre sa chevelure aussi brillante que celle de Queue de Lemming.

Selon la coutume des femmes Morses, Queue de Lemming ne portait que de courts tabliers. Elle se planta devant Kiin et la regarda éplucher le reste des racines.

— Il n'y a rien de frais ici, marmonna-t-elle. Mon mari se lasse de la nourriture d'hiver séchée. Va sur la plage et rapporte des oursins.

Kiin reposa les bulbes et se leva sans un regard pour la femme. Elle n'avait pas le choix. Queue de Lemming était la première épouse et devait être obéie. Elle savait aussi bien que Kiin qu'il n'y aurait pas d'oursins de mer. Kiin enfila son suk et ses jambières ainsi que les longues et épaisses bottes de fourrures que Femme du Ciel lui avait faites. Les bottes étaient munies d'une semelle en cuir de morse strié pour faciliter la marche sur la plage.

Le soleil n'était encore qu'une faible clarté au sud-est. Une fois à l'écart de la protection du village, le vent violent et cinglant lui provoqua une nouvelle douleur. Elle se pencha en avant pour soulager la pression sur son dos et protéger son visage de la bise et continua d'avancer à petits pas lents jusqu'à la plage.

La douleur cessa, mais quand Kiin se redressa, elle vit que quelqu'un était arrivé avant elle — un homme. Elle commença à faire demi-tour, craignant que ce ne soit un membre d'une autre tribu, à qui on ne pouvait faire confiance.

Une rafale de vent monta de la baie gelée. L'homme porta les mains à son visage, se tournant légèrement vers Kiin, qui reconnut Qakan.

Encore une dispute avec Cheveux Jaunes, pensa Kiin, car ces deux-là se bagarraient souvent et Qakan, toujours perdant, était réduit à marcher sur la plage ou à se réfugier dans la chaleur d'un autre ulaq.

Qakan avait passé l'hiver au village des Chasseurs de Morses et, s'il affirmait souvent qu'il partirait au printemps, il ne montrait pas le moindre signe de préparatifs.

D'ordinaire, si Qakan voyait Kiin, il faisait semblant de rien, mais cette fois, il sourit et courut à sa rencontre.

— Tu es réveillée de bonne heure, s'exclama-t-il dans le dialecte des Premiers Hommes.

— N-non, je me lè-lève toujours avant mon mari pour préparer à manger, répondit-elle en langue Morse.

Le sourire de Qakan s'effaça et ses lèvres dessinèrent une moue.

— Tu crois que ton mari t'honorera parce que tu as appris si vite sa langue?

Il plongea ses yeux dans ceux de Kiin mais Kiin n'y sentit aucun pouvoir et rétorqua :

— Ce que fait mon époux ne te-te regarde pas. Il a fait de toi un homme riche. Cela devrait te su-suffire.

Puis elle pivota sur elle-même et s'éloigna. Cela faisait du bien d'exprimer sa colère sans crainte de représailles. Qui oserait frapper l'épouse du Corbeau?

Mais lorsque Qakan l'appela, sa voix plaintive et haut perchée ramena des souvenirs de leurs premières années. Elle se retourna et attendit sans souffler mot tandis qu'il entamait sa litanie sur Cheveux Jaunes et l'ulaq de Chasseur de Glace où ils vivaient.

Kiin finit par l'interrompre :

— Vas-tu re-retoumer chez notre... peuple cet été?

— Peut-être, mais Cheveux Jaunes veut rester ici.

— L'épouse ne commande pas son mari.

— Elle ne me commande pas, cracha Qakan.

— Alors pars. Mais sou-souviens-toi que ceux de notre village t'ont confié des choses à troquer pour eux. Fais du bon-bon commerce.

— Je ne peux pas négocier dans ce village, objecta Qakan. Ils savent ce que le Corbeau a payé pour toi. Ils vont s'attendre à des prix élevés de ma part. Je n'obtiendrai que de la viande de lemming.

Pour une fois, Qakan parlait sans geindre, il établissait un fait. Kiin sut qu'il avait raison. Comprenant cela, elle réalisa à regret qu'elle n'aurait aucune chance d'influencer les trocs de son frère. Toutes les transactions seraient faites dans des villages à des jours du camp des Chasseurs de Morses.

Elle se détourna, puis sentit la force de son esprit, des bébés qu'elle portait. Elle respira profondément et, regardant par-dessus son épaule, elle lança d'une voix forte et assurée :

— Quand tu auras commercé, reviens dans ce village. Ainsi je saurai si tu as bien marchandé.

Qakan éclata de rire.

— Pourquoi le ferais-je?

— Si tu négocies bien, je demanderai au Corbeau de te donner une amulette de pouvoir.

Qakan haussa les épaules et s'éloigna, mais Kiin avait vu l'intérêt dans ses yeux. Peut-être cela suffi-rait-il à le faire choisir sagement.

Kiin regarda alors vers la crique et une nouvelle douleur irradia sa colonne vertébrale. Elle tomba à genoux. Quand la douleur diminua, l'esprit de Kiin murmura : « Tu es plus forte que la douleur. »

Kiin se releva lentement. Elle était seule sur la plage. Les traces de pas de Qakan allaient vers le village. Se rappelant la raison de sa venue, Kiin grimaça au spectacle de l'épaisse bordure de glace qui l'entourait. Comment Queue de Lemming pouvait-elle penser qu'elle rapporterait des oursins de mer?

« Ne t'en fais pas pour Queue de Lemming, lui susurra son esprit. Aujourd'hui, tu donneras à ton mari quelque chose de beaucoup plus grandiose que de la nourriture fraîche. »

Kiin commença à suivre la courbe de la plage, ne s'arrêtant que lorsque survenait une douleur. Femme du Soleil lui avait conseillé de rester dehors aussi longtemps que possible quand le travail aurait commencé, de marcher et de parler à ses fils, de leur parler de toutes les choses créées.

Alors, Kiin marcha, mais ses pensées allèrent à Samig. Peut-être l'avait-il oubliée. Peut-être possédait-il une très belle épouse Chasseur de Baleines.

— Oui, soupira Kiin. Et quand il reviendra dans notre peuple, ils lui diront que je suis morte. Et c'est mieux ainsi. Il n'est pas assez fort pour se dresser contre ma malédiction, ou même contre le Corbeau.

Cependant, les pieds de Kiin avançaient au rythme du nom de Samig. L'image de son visage était si claire en son esprit qu'il aurait pu marcher à son côté.

Puis une douleur terrassa Kiin, l'entraînant dans un tunnel noir, un lieu sans pensée ni souvenir. Le visage de Samig avait disparu, mais Kiin vit dans son esprit le visage de deux nourrissons, l'un qui dormait, l'autre qui pleurait. Elle ne pouvait dire à qui ils ressemblaient, Amgigh, Samig ou Qakan, mais déjà elle avait fait son choix, déjà, elle avait décidé. Si l'un ressemblait à Qakan, ce serait lui l'enfant maudit, donné aux esprits du vent. Aussi pria-t-elle pour que l'un ressemble à Samig ou à Amgigh, afin que son choix soit clair. Puis elle se releva et reprit sa marche, fredonnant pour ses bébés des chants qui parlaient du soleil et des étoiles, de la terre et de la mer, des rivières et des montagnes, de toutes les choses créées, de toutes les choses sacrées aux yeux des hommes.

44

Femme du Ciel la trouva sur la plage, recroquevillée, genoux serrés, grinçant des dents contre les spasmes. >

— Tugidaq?

Kiin sentit la main de la femme sur sa tête.

— Depuis quand as-tu la douleur?

Kiin fut incapable de répondre ; c'est tout juste si elle comprit la question. Mais, une fois la souffrance éloignée, Kiin leva les yeux.

— Plusieurs jours. Très fort depuis ce matin.

Femme du Ciel jeta un regard à la lumière qui

indiquait la place du soleil derrière les nuages :

— Sens-tu une envie de pousser?

— Non, rien que la douleur.

En vint une autre, qui renvoya Kiin dans le noir. Alors son esprit dit « Samig ». Et le nom fut comme une amulette, quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose pour maintenir Kiin au-dessus de la souffrance.

— L'abri de délivrance est-il prêt? s'enquit Femme du Ciel.

— Oui, répondit Kiin dans un souffle.

Elle avait passé ces derniers jours à en construire l'armature, disposant des nattes sur les poteaux que le Corbeau avait coupés d'un groupe de saules, plus grands qu'un homme, qui poussaient dans un endroit abrité dans la toundra entre les montagnes. Il avait rapporté cinq saules, les avait tirés, trois sur l'épaule droite, deux sur la gauche, et Kiin les avait disposés à l'écart du village, loin du vent, hors de la fumée des ulas.

Kiin avait lié les saules par le sommet comme elle avait vu sa mère attacher les pieux de bois flotté de l'abri de saignement, puis elle avait étendu des nattes sur les pieux et cousu de l'herbe dessus afin que les couches en quinconce la protègent de la pluie ou de la neige.

A l'intérieur, elle avait placé les choses dont toute mère a besoin : peaux de phoque, doucement molletonnées, pour envelopper les bébés; vieilles nattes destinées à éponger le sang de la naissance; peaux remplies d'eau ; et un estomac de phoque de poisson séché — le poisson à bosse que Kiin n'avait jamais goûté avant son arrivée chez les Chasseurs de Morses —, un poisson d'été afin que Kiin ne porte point malheur à la chasse en mangeant de la chair de poisson ou d'animal attrapé au temps de la naissance.

Elle avait un couteau de femme pour couper les cordons de naissance des bébés et du fil de nerf pour nouer les cordons et éviter qu'ils ne saignent. Femme du Soleil lui avait donné un plein panier de douce mousse, parfaite pour capitonner la bandoulière qui servirait à porter l'enfant et pour absorber ses déjections. Elle avait de l'huile pour nettoyer et adoucir la peau des bébés, et des feuilles d'ortie séchée à macérer pour en faire de la tisane; ces feuilles, le Corbeau les avait rapportées d'un commerçant : elles étaient encore plus difficiles à trouver que de la ficelle d'ortie et étaient bonnes pour soulager les douleurs qui suivaient la naissance.

Femme du Ciel aida Kiin à se relever et la soutint jusqu'à l'abri de naissance; une fois Kiin à l'intérieur, Femme du Ciel s'en alla quérir Femme du Soleil.

Quand les deux sœurs revinrent, Kiin fermait les yeux pour lutter contre les spasmes. La douleur passée, Kiin vit que les deux sœurs attachaient une grosse corde tressée en lanières de peau de phoque aux pieux de l'abri. Femme du Soleil la tira vers Kiin.

— Accroche-toi à cette corde, dit-elle en refermant les doigts de Kiin dessus. Quand une douleur arrive, tire. Ton abri est assez costaud pour le supporter, même si tu y mets toute ta force, et le fait de tirer va t'aider à pousser les bébés dans le monde.

Les douleurs revinrent, plus violentes, plus rapides, jusqu'à ce que Kiin, épuisée, ait l'impression d'habiter un monde de demi-sommeil. Elle percevait faiblement le chant de Femme du Ciel : Tire, respire, tire, respire, respire, respire, tire. Et, à travers les mots, à travers la douleur, le visage de Samig, le nom de Samig. Elle oubliait tout le reste — oubliait qu'elle était l'épouse d'Amgigh, oubliait le Corbeau, oubliait Queue de Lemming, oubliait les Chasseurs de Morses —, elle ne pensait qu'à Samig, Samig, Samig.

Les bébés arrivèrent dans la nuit, au moment où montait la pleine lune. Kiin sentit la pression de la première tête dans son canal de naissance ; puis une nouvelle sorte de douleur, pire, le déchirement de la peau, la largeur du bébé comme il quittait son corps. Puis le calme, plus de douleur, le murmure des vieilles femmes.

Et au cri soudain du bébé, Kiin hurla :

— Non!

Car sa première pensée fut que Femme du Soleil ou Femme du Ciel avait utilisé son couteau contre son fils. Alors, Femme du Soleil maintint le bébé en l'air et Kiin vit l'enfant, entier et fort.

— N'oublie pas, Tugidaq, dit Femme du Ciel, l'un est maudit.

— Écoute les esprits. Ils te diront lequel, enchaîna Femme du Soleil sous les pleurs du bébé.

Mais Kiin ne voyait nulle malédiction, seulement son fils, seulement les doigts et les orteils si longs, les cheveux si fins, si raides, le petit nez évasé du père du bébé : Amgigh.

— Pas de malédiction, souffla-t-elle. Pas de malédiction.

Puis la douleur de nouveau, si soudaine, cette fois, que Kiin ne put réprimer un cri. Ainsi, son deuxième fils fut délivré aux cris de sa mère et, quand Femme du Ciel brandit l'enfant au-dessus de Kiin, celle-ci ferma les yeux de joie en remarquant les larges épaules, les épais cheveux noirs, les sourcils inclinés comme des ailes de mouette. Le fils de Samig. Le fils de Samig. Pas de malédiction. Pas de malédiction.

Kiin était assise, ses bébés dans les bras. Elle avait déjà oublié la douleur. Elle avait oublié la peur de la malédiction qui ne l'avait pas quittée tout le temps qu'elle portait ses fils. Elle avait oublié son effroi lorsque Femme du Ciel avait tenu chaque enfant devant Kiin, sa terreur de voir des bébés avec des traits comme les poissons qu'elle lavait parfois sur la plage, énormes, pleins d'écaillés, au ventre blanc comme celui d'un mort.

Pour apaiser ses craintes, Kiin s'était dit qu'il serait déjà bon d'être seule dans la hutte de naissance, sans les ordres du Corbeau, sans Queue de Lemming pour la gifler ou la pincer.

Et aussi, depuis que le Corbeau avait vu son coquillage-dent de baleine, il avait exigé que Kiin sculpte. Chaque jour, il rapportait de la plage du bois flotté et Kiin, à l'aide d'un petit couteau courbe, sculptait, pour s'apercevoir que son couteau façonnait les mêmes animaux difformes que ceux de son père.

Si Kiin possédait en esprit l'image exacte de l'animal, ses doigts ne parvenaient pas à le restituer. Il y avait toujours un défaut, un œil plus grand que l'autre, une patte trop petite, des nageoires dans le mauvais sens. Pourtant, le Corbeau était satisfait de son travail et grommelait son approbation. Chaque nuit, il ramassait ses figurines, les enveloppait dans des morceaux de peau de phoque à fourrure qu'il rangeait dans des paniers. Il lui avait même rapporté une précieuse défense de morse que Kiin avait sculptée en ornement pour les cheveux de son époux.

Queue de Lemming détestait les statuettes de Kiin et raillait souvent leur laideur. Kiin aussi était hideuse, disait-elle, trop laide pour rejoindre le lit du Corbeau. Kiin pensait-elle vraiment qu'il la prendrait comme véritable épouse une fois les bébés nés? Non. Il ne voulait pas d'elle. Il voulait seulement les deux fils qu'elle portait, à en croire Femme du Soleil. Mais Kiin se contentait de sourire, se demandant pourquoi cela importait tant à Queue de Lemming. Oui, les sculptures étaient affreuses. Etre la seule avec Queue de Lemming à s'en apercevoir la stupéfiait.

Mais si les statuettes étaient horribles, ce n'était pas le cas de Kiin. Les hommes n'abandonnaient pas tant de fourrures pour un laideron. Queue de Lemming devait bien savoir que le Corbeau ne prenait que de belles épouses. Queue de Lemming était belle, ses yeux non pas bruns mais mordorés, sa chevelure noire avec des reflets rouges. Et Cheveux Jaunes? Netait-elle pas belle avec son corps gracieux comme de l'eau qui coule? Ainsi, Kiin savait qu'elle n'était pas laide même si, au fil des jours, son gros ventre la rendait gauche.

Dans la hutte de naissance, elle n'avait pas à sculpter. Elle était enfin seule et elle pouvait inventer des mélopées, chanter, bercer ses fils. Presque toute sa joie venait de ce qu'elle voyait que l'un ressemblait à Samig et l'autre à Amgigh, n'ayant rien de commun avec Qakan. De cette façon, elle les aimait tous les deux, ne trouvant nulle malédiction dans la perfection de leurs bras et leurs mains, dans les longs doigts et orteils du fils d'Amgigh, aux cheveux raides et fins et aux longues jambes ; dans les larges épaules du fils de Samig, dans ses mains larges et ses cheveux épais.

Pas de malédiction, se répétait-elle. Pas de malédiction. Pourquoi s'inquiéter? Qakan n'était pas de taille à maudire les fils donnés par Amgigh et Samig. S'il n'avait pas maudit ces fils, comment pouvait-elle se croire maudite? Elle retournerait à son peuple, oui, d'une façon ou d'une autre, elle retournerait. Quand elle aurait recouvré ses forces, avant d'être obligée de revenir vivre dans l'ulaq du Corbeau, elle quitterait la hutte de naissance à la nuit, elle attacherait les bébés sous son suk et volerait un ik. Elle rentrerait chez les Premiers Hommes. Oui, cela lui prendrait tout le printemps, tout l'été, mais qui avait pagayé presque tout le chemin l'été dernier? Pas Qakan.

Elle ramènerait ses bébés chez les Premiers Hommes. Amgigh serait fier d'avoir un fils et, lorsque Samig reviendrait de chez les Chasseurs de

Baleines, lui aussi verrait que Kiin lui avait donné un fils. Quel plus beau cadeau une femme pouvait-elle faire?

45

Trois jours après la naissance, Femme du Ciel vint dans la hutte de Kiin. Les bébés dormaient, chacun dans un berceau suspendu aux pieux de saule.

Le Corbeau avait fabriqué des rectangles de bois munis d'une courroie en peau de phoque pour maintenir le bébé au centre du rectangle. Chaque côté correspondait à une direction du vent — est, la nouvelle vie; sud, le soleil; ouest, la mort; nord, les Lumières Dansantes.

— Us dorment? demanda Femme du Ciel debout dans l'encadrement de la hutte.

— Oui, grand-mère, dit Kiin en hochant la tête.

— Bien.

Mais, pour la première fois depuis qu'elle la connaissait, Kiin trouvait Femme du Ciel nerveuse, hésitante, se tordant les mains, clignant les yeux trop rapidement.

— Les esprits t'ont-ils parlé? s'enquit-elle.

Avec un tremblement qui fit battre son cœur à petits coups sourds, Kiin répondit comme si elle ne voyait pas où Femme du Ciel voulait en venir :

— N-non, dit-elle en essayant de sourire, comme le ferait toute mère de deux fils.

Femme du Ciel entra dans la hutte et s'assit, jambes croisées, sur les matelas d'herbe. La lampe à huile lâcha de la fumée lorsque l'abattant se referma.

— Kiin, déclara Femme du Ciel d'une voix ferme et avec un regard si noir que même les flammes de la lampe ne pouvaient en percer la profondeur. L'un de tes fils est mauvais. L'un d'eux doit mourir.

— Non, se récria Kiin d'une voix forte. Mes f-f-fils ne sont pas mauvais. Tu vois bi-bien qu'aucun n'appartient à Qakan. Si tu connaissais mon mari, tu ve-verrais que le premier est à lui, en tous points. Si tu connaissais le frère de mon mari, Sa-Samig, tu verrais que le de-deuxième né lui appartient. En tous points il est Samig, même dans la fo-force de son cri, l'épaisseur de ses cheveux.

— Et pourquoi ce deuxième né appartiendrait-il à Samig? demanda Femme du Ciel en se penchant sur Kiin pour plonger ses yeux dans les siens.

— Samig n'a pas de f-femme et il a été en-envoyé dans la tribu des Chasseurs de Baleines pour apprendre à... à chasser la baleine. Mon mari Amgigh m'a par-partagée avec Samig le temps d'une nu-nuit pour le consoler avant son départ.

Femme du Ciel hocha la tête.

— Mes f-fils sont comme tous les hommes, avec un mélange de bon et de mauvais, le choix leur revient, pas quelque chose dé-décidé par quelque es-esprit avant leur naissance.

La chaleur des mots de Kiin s'élevait en brise légère près des berceaux. Le fils d'Amgigh se mit à pleurer.

Kiin se leva et prit le bébé. La bandoulière pendait sous le suk de Kiin, la lanière sur son épaule, en travers de son dos et sous l'autre bras. Kiin glissa l'enfant dans la partie la plus large qui soutenait son dos et sa tête puis passait entre ses jambes. Kiin glissa son sein dans la bouche du nourrisson.

— Les rêves de ma sœur se réalisent toujours, repartit Femme du Ciel. Et elle a vu cela avant que tu ne viennes à nous. Ne t'a-t-elle pas dit que tu aurais deux bébés? Ne t'a-t-elle pas dit que ce seraient des fils?

Mais Kiin refusait de lever les yeux sur le visage brun et ridé pour affronter le regard de la femme.

Pendant un long moment, Femme du Ciel demeura assise sans un mot, puis, lorsque le fils de Samig pleura lui aussi et que Kiin se leva, elle se leva à son tour. Femme du Ciel prit le bébé dans son berceau avant Kiin. Elle resta là, debout, à le bercer, puis elle regarda Kiin, qui vit des larmes couler sur le visage de la vieille femme.

— Tous mes fils, à l'exception de Chasseur de Glace, sont morts bébés, murmura-t-elle. Kiin, Femme du Soleil n'a pas eu de rêve là-dessus, mais mon esprit à moi me dit que celui-ci est le mauvais fils, cet enfant aux cheveux noirs est celui qui apportera la destruction.

Kiin ne dit rien. Elle tendit seulement les bras et serra l'enfant tout nu contre les plumes douces de son suk.

— Je m'en vais, maintenant, annonça Femme du Ciel dans la langue Morse.

— V-va, si tu le désires, répondit Kiin, elle aussi dans la langue Morse.

Elle voulut ajouter « reviens me voir », mais sa gorge se bloqua.

Femme du Ciel referma le rabat derrière elle, mais Kiin sentait encore sa présence : elle était juste à l'extérieur de la hutte. Finalement, elle appela Kiin:

— Laisse parler ton esprit. Qu'il te dise ce qui est juste. Nous maudirais-tu, nous qui t'avons permis d'être l'une de nous?

Kiin glissa le fils de Samig dans sa bandoulière. Non, je ne vous maudirais pas. Mais ne me demande pas de tuer un de mes fils. Ne me le demande pas.

— Femme, appela quelqu'un.

Dans ses rêves, Kiin crut que c'était la voix d'Amgigh et qu'elle se trouvait dans l'ulaq de

Kayugh. Puis elle ouvrit les yeux et, quand la voix retentit de nouveau, elle sut qu'il s'agissait du Corbeau.

— Époux, répondit-elle à voix basse pour ne pas réveiller les bébés. Je suis là.

— Sors.

Étonnée d'une telle demande, Kiin répondit :

— Prends soin de tes armes, je s-saigne encore.

Elle entendit un bruissement : il reculait. Alors

elle se glissa au-dehors, surprise de voir que la nuit touchait à sa fin et que le soleil était déjà rouge à l'horizon.

— J'ai parlé aux vieilles femmes, grand-mère et tante.

Les paroles du Corbeau effrayèrent Kiin, qui eut envie de se réfugier au fond de la hutte.

— Ton p-pouvoir est plus f-fort que le leur, répliqua-t-elle, crachant les mots sous la colère.

La réponse du Corbeau la stupéfia :

— Oui, mon pouvoir est plus fort. Tu ne dois pas tuer tes fils. Ce sont aussi les miens, ne l'oublie pas. J'ai échangé une bonne épouse contre toi. Tu dois faire ce que je t'ordonne.

Kiin inclina la tête, se refusant à lire ce qu'il y avait dans les yeux de son mari. Si son époux lui demandait de ne pas tuer ses fils, pouvait-elle désobéir? Elle était épouse. Elle devait obtempérer.

— D-dis à la grand-mère que je d-dois obéir à mon mari. Je suis épouse. Dis à tante que je d-dois faire ce qu'ordonne mon mari.

Ténu et doux au-dessus du vent, Kiin entendit le rire de son époux. Ténu et doux au-dessus du vent, elle entendit le bruit cependant que le Corbeau pivotait sur lui-même et s'éloignait de la hutte de naissance.

Regagnant l'abri, nulle voix de son esprit n'exprimant son accord ou son désaccord, un chant surgit, murmurant pour elle depuis le sommet des pieux de saule :

Je ne choisirai pas pour mes enfants

Ce qui est bien et ce qui est mal.

Quelle mère pourrait choisir entre ses deux fils ?

Quelle mère pourrait choisir?

Chaque fils décidera pour lui-même.

Chacun doit choisir comme tout homme choisit.

Comme Amgigh et Samig ont choisi.

Elle entendit alors le murmure de son esprit. La voix, frêle, immobile, chantait de l'intérieur : « Comme le Corbeau a choisi. »

46

Au matin, les brouillards s'allongèrent, s'épaissirent. La neige devint pluie; les pluies s'amenuisèrent et devinrent brumes.

— Bientôt les baleines, remarqua Roc Dur.

Les hommes s'étaient rassemblés sur la plage. Le brouillard semblait les isoler du village, mais Samig savait qu'il portait leurs voix clairement jusqu'aux ulas.

— Il nous faut un guetteur, dit Phoque Mourant, poussant un bout de viande séchée dans sa bouche. Le fils de Macareux...

— Trop jeune, interrompit Roc Dur.

Samig regarda l'homme d'un air surpris. Le fils de Macareux était le neveu de Roc Dur. Mentionner son nom était un honneur pour le garçon, pourtant, le visage de Roc Dur affichait un rictus de mépris.

— Tueur de Baleines sera notre guetteur.

Phoque Mourant éclata de rire. Samig, lui, était

persuadé que Roc Dur ne plaisantait pas.

— Tu es plus enfant qu'adulte, poursuivit Roc Dur, le regard planté sur Samig. Tu seras notre guetteur.

Les hommes commencèrent à murmurer, mais Samig intervint :

— Je n'ai jamais appris les enseignements d'un garçon. Roc Dur choisit avec sagesse. Je serai guetteur.

— C'est inutile, objecta Phoque Mourant à l'adresse de Samig.

Mais Samig rétorqua :

— Ce n'est pas un déshonneur. Ne pense pas que c'en soit un.

Puis il se tourna vers Roc Dur et enchaîna :

— Allons-y. Je serai guetteur, mais je dois d'abord parler à ma femme.

Voyant l'étonnement et la déception dans les yeux de Roc Dur, Samig sut qu'il avait cherché la bagarre. Samig avait souvent vu deux Chasseurs de Baleines se battre avec des paroles au lieu de couteaux. Pour cette peuplade, les blessures causées par des mots étaient aussi profondes que celles portées par une arme. Or, Samig ne se jugeait pas de taille à affronter Roc Dur; la lutte à coups de mots était encore nouvelle pour lui, ses reparties venaient trop lentement, et avec trop de maladresse.

— C'est mieux ainsi, dit-il à Phoque Mourant. Mais veille sur Épouse Dodue et Trois Poissons.

— Je te préparerai de la nourriture, promit Épouse Dodue en emballant le chigadax et les bottes de Samig dans un sac de peau de phoque. Le fils de Macareux te l'apportera.

— C'est lui qui devrait guetter, lança Trois Poissons.

— Ce ne sera pas long, femme, dit Samig en posant une main sur son épaule.

Roc Dur accompagna Samig au lieu de veille. Il se situait sur une saillie étroite à flanc de crête. Pour un garçon, c'était la liberté. Un endroit où les mères n'avaient pas accès. Un endroit où il pouvait tester ses armes. Sur la section la plus large du promontoire, se dressait une cabane protégée du vent par une grotte étroite.

Tandis que Samig rangeait sa nourriture et ses vêtements à l'intérieur, il remarqua que les murs de l'abri étaient tissés bien serré, mais que les tapis de sol avaient commencé à pourrir et emplissaient la hutte d'une odeur fétide. Dégoûté, il les arracha et, s'approchant du bord de la crête, il les balança dans le vide.

Il se retourna vers Roc Dur, s'attendant à une protestation, et vit qu'il tenait serrée au bout des doigts une pierre de la taille d'un poing. Les muscles de l'estomac de Samig se nouèrent et il glissa lentement la main vers la poignée du couteau d'obsidienne qu'Amgigh lui avait donné. Dans un combat avec Roc Dur, il aurait tout à perdre.

Mais Roc Dur lui tendit la pierre.

— C'est la pierre de signal. Trois coups sur le mur de la grotte pour une baleine, deux pour des phoques.

Samig relâcha sa main et écouta Roc Dur lui faire une démonstration. Les coups résonnèrent fortement, lançant vers la plage le son clair de la pierre.

— Trois coups, répéta Roc Dur en posant la pierre dans une niche au bord de la grotte. Ensuite, allume les feux.

Il n'en dit pas plus et ne se retourna pas quand il descendit le flanc de la crête, éboulant sur son passage terres et pierres.

Samig attendit que Roc Dur disparaisse dans le brouillard, puis força ses yeux à regarder au-delà de la brume, là où la mer s'étendait, noire comme le centre de l'œil.

Pendant trois jours et trois nuits, Samig guetta, ne dormant que lorsque le brouillard était trop épais pour distinguer la mer. Le quatrième jour, le fils de Macareux vint lui apporter de l'eau, de la viande et du pourpier. Il s'accroupit près de Samig et lui tendit le paquet de racines.

Les Premiers Hommes les mangeaient cuites.

Samig n'aimait pas le goût amer qu'elles avaient crues. Il grimaça, et l'enfant sourit en enfournant une poignée dans la bouche. Samig sentit sa gorge se serrer comme le garçon mâchait. Mais le petit éclata de rire et se resservit.

Contrairement à la plupart des Chasseurs de Baleines, le fils de Macareux était petit et mince, mais Samig l'avait entendu plus d'une fois l'emporter sur des garçons plus âgés dans les joutes oratoires.

— Je peux rester deux ou trois jours, proposa le garçon.

— Parfait. Peut-être finiras-tu tout ceci.

Il lança sur les genoux de l'enfant les racines de son panier.

— D'accord si tu les fais cuire, dit le garçon en riant.

— C'est toi, le cuisinier, repartit Samig en passant ses mains dans les cheveux de l'enfant.

Le garçon acquiesça d'un signe et entreprit de déballer les victuailles qu'il avait apportées. Il riait, parlait, parfois si vite que les mots se bousculaient en sortant de sa bouche comme un chant.

Bercé par le babil du garçonnet, Samig ne quittait pas la mer des yeux. Il distinguait au loin un ikyak, et se demandait si ce pouvait être Kayugh ou Amgigh. Mais le fils de Macareux, désignant la ligne frêle et sombre, déclara :

— Roc Dur. Il chasse, aujourd'hui.

Samig grogna, déçu :

— Ils ont vu des phoques ?

— Non, répondit le garçon avec un sourire. Tu manques à Epouse Dodue. Elle dit que c'est une honte que Roc Dur t'ait envoyé ici. Maintenant, toutes les femmes du village sont en colère. Même l'épouse de Roc Dur. C'est pour ça qu'il chasse aujourd'hui.

Le rire de Samig déferla en bas de la crête et l'enfant rit à son tour.

— Roc Dur reviendra avant la nuit, précisa-t-il. Pour la cérémonie. Les vieux sont tous morts maintenant, et seuls Roc Dur et Phoque Mourant savent faire le poison à baleine. Ce matin, Roc Dur a préparé le poison.

Samig se tourna vers le garçon.

— Comment le sais-tu ?

— Je l'ai suivi.

Samig réprima un cri, mais reporta son regard sur l'eau pour remarquer que le bateau de Roc Dur s'était rapproché du rivage.

— Tu l'as suivi? demanda-t-il enfin.

L'enfant extirpa un éclat de pierre de la saillie. Il prit un morceau d'os de l'intérieur de son parka avec lequel il se mit à tailler la pierre.

— Tu vas te couper, remarqua Samig.

Il se pencha vers la hutte d'où il tira son panier à têtes de lance. Il en sortit une bande de cuir qu'il posa sur la paume du garçon.

— De plus, ce n'est pas une bonne pierre, ajouta Samig.

Voyant l'enfant rougir, il comprit que le petit ne s'affairait que pour éviter les questions de Samig qui, pourtant, insista :

— Tu l'as suivi ?

— Oui, lâcha le fils de Macareux sans quitter des yeux la pierre abandonnée à ses pieds.

Samig lui tendit un morceau d'andésite que l'enfant fit jouer entre ses doigts.

— Elle est prête, déclara Samig en désignant la base émincée, puis le haut qui se rétrécissait en pointe. Sauf le bord.

Il plaça la pierre dans sa paume et cala sa main sur sa cuisse, tapant les côtés avec un bout d'os.

— Sers-toi de ce morceau pour t'entraîner, reprit Samig en rendant la pierre au garçon. Mon frère fait les meilleures lames que je connaisse. Je te dis ce qu'il m'a dit. L'os va là, ajouta-t-il en plaçant le poinçon sur le bord de la lame. Maintenant, appuie de toutes tes forces en direction du centre. Penche-toi, et utilise tes épaules.

Samig attendit que les muscles des bras de l'enfant soient tendus.

— Maintenant, appuie.

Un copeau s'échappa, net, du bord de la pierre. Le garçon observait la lame, bougeait le poinçon.

Samig secoua la tête.

— Non, dit-il, place le poinçon ici, presque à plat sur ta pierre.

Il regardait et grommela son approbation quand un autre copeau sauta. Puis il posa la main sur le poignet de l'enfant, qui s'interrompit et leva les yeux sur lui.

— Nul n'est autorisé à regarder l'alananasika préparer le poison, remarqua Samig. Pourquoi l'as-tu fait?

— Je voulais savoir, avoua le fils de Macareux. J'ai entendu mon père dire que seuls Roc Dur et Phoque Mourant savent le fabriquer. Et s'il leur arrivait malheur? Les chasseurs, ça meurt. Le père de Baie Noire s'est noyé l'été dernier; le père d'Oiseau Rouge a été tué par une baleine. Si cela arrivait à Roc Dur ? Si cela arrivait à Phoque Mourant ? Nous ne pourrions être chasseurs de baleines. Aucun de nous. J'ai regardé pour savoir. Je pense que tous les hommes devraient savoir.

Samig perçut l'honnêteté dans la voix du garçon et se rappela ce que son grand-père Nombreuses Baleines lui avait dit un jour.

— Je crois que j'aurais fait la même chose, reconnut Samig avec douceur.

Le garçon affronta le regard de Samig et ne détourna pas les yeux.

— Il y a une petite plante. Les femmes l'appellent la capuche du chasseur...

Samig hocha la tête.

— Oui, je la connais.

Les feux de cérémonie étaient allumés. Samig voyait les flammes depuis la crête.

— Je vais regarder, annonça-t-il au fils de Macareux, ignorant les yeux écarquillés de l'enfant, signe de son intérêt.

Seuls les chasseurs de baleines étaient autorisés à observer la cérémonie.

— Tu n'es pas obligé, remarqua Samig.

Mais le garçon s'accroupit à côté de lui.

— Je les ai bien regardés fabriquer le poison.

Samig sourit et, assuré que l'enfant ne distinguait

pas son sourire dans le noir, il lui tapota le genou.

Les chants commencèrent. Samig reconnut les mots prononcés l'été dernier quand il était devenu Chasseur de Baleines, un air répétitif. Les hommes portaient les mêmes masques et Samig observait les danses, s'efforçant de mémoriser les figures que le fils de Macareux lui expliquait :

— C'est une danse qu'on enseigne à tous les garçons.

Samig se sentit soudain exalté. Qu'avait-il besoin de plus pour retourner chez son peuple, maintenant qu'en une journée il avait appris à la fois la danse et le poison? Il posa une poignée de camarine tordue sur le feu, contemplant son ombre tremblotante sur le flanc de la grotte. Écho des foyers de cérémonie, songea-t-il. Chasseurs de Baleines et chasseur de baleines.

Il allait jeter une nouvelle brassée de bruyère sur la flambée, quand son regard fut attiré par une autre lumière rouge, au-delà de l'île, peut-être sur l'île des Premiers Hommes, une lumière où il ne devrait pas y avoir de lumière, une rougeur dans le ciel nocturne. Il se leva, imité par le garçon.

Soudain, Samig sentit la terre bouger sous ses pieds et il plongea prestement à quatre pattes, attirant le garçon à lui.

— Ce sont les esprits de la montagne, murmura

Samig, mais il lui semblait que l'enfant n'avait pas entendu.

Le bruit était assourdissant, les pierres et les cailloux s'entrechoquaient depuis le flanc de la crête.

Samig rampa dans la hutte tout en poussant le garçon devant lui. L'enfant ne soufflait mot, mais une fois à l'intérieur, il se blottit contre Samig qui le serra contre lui jusqu'à ce que le calme fût revenu.

Le rouge brûla dans le ciel toute la nuit. Samig était incapable de dormir, mais l'enfant s'assoupit un moment. Quand la brume grise du soleil levant illumina le ciel, Samig se glissa au-dehors. Le brouillard matinal se mêlait à la fumée et Samig ne voyait pas plus loin que le bout de ses doigts.

Soudain, il y eut une petite voix près de lui.

— Nous n'aurions pas dû regarder. Les esprits de la montagne nous ont punis.

— Non, affirma Samig, sans trouver la raison de son désaccord. Non.

L'enfant se tut, et Samig posa les yeux sur lui, ne distinguant qu'un visage sombre.

— Tu devrais repartir. Tu seras en sécurité au village.

— Non, dit l'enfant. Je vais rester encore une journée. Je vais guetter. Tu dois te reposer. J'ai dormi, moi. C'est à ton tour.

Samig leva la main pour ébouriffer les cheveux de l'enfant, mais il changea d'avis et lui demanda :

— Comment t'appelle-t-on ?

— Le fils de Macareux.

— Non. Ton vrai nom.

— Je m'appelle Petit Couteau.

Un bon nom, songea Samig. Un nom d'homme. Le couteau, la vie même.

— Je vais dormir, Petit Couteau.

47

Lorsque Samig s'éveilla, il trouva Trois Poissons à genoux près de lui, le visage sale et tailladé, les yeux rougis d'avoir trop pleuré. Il chercha Petit Couteau par-dessus l'épaule de son épouse, mais celle-ci approcha son visage si près qu'il ne voyait que sa grande bouche et ses dents cassées.

— Beaucoup sont morts, commença-t-elle d'une voix rauque entrecoupée de sanglots, et Roc Dur dit que c'est ta faute. Quelques chasseurs sont sortis dans la mer du Nord. Ils racontent que c'est Aka qui crache du feu. Roc Dur affirme qu'Aka fait la volonté des Traqueurs de Phoques et que tu nous as maudits en regardant la Danse de la Baleine.

La crête trembla de nouveau, envoyant de petites roches sur le promontoire. Trois Poissons hurla.

Petit Couteau se précipita dans l'abri, les yeux écarquillés.

— Elle a peur, expliqua Samig. Vois-tu quelque chose ? Le brouillard s'est-il levé ?

— Non. Il y a de la fumée et du brouillard. La cendre tombe du ciel et recouvre tout.

Il hocha la tête, faisant voleter du blanc qui s'échappa de sa chevelure.

Samig saisit Trois Poissons par les épaules.

— Trois Poissons, dit-il avec fermeté. Cesse de pleurer.

La femme ferma les yeux.

— Cesse de pleurer, répéta Samig. Raconte ce qui s'est passé.

Elle prit plusieurs inspirations courtes et s'essuya les yeux.

— Nous étions endormies, Épouse Dodue et moi. Le sol a commencé à trembler et soudain les rondins de l'ulaq se sont effondrés.

Ses yeux étaient tellement agrandis qu'on aurait cru qu'elle revoyait l'ulaq s'écrouler. Samig eut peur.

Quand elle l'avait réveillé, lui avait-elle dit combien étaient morts?

— Épouse Dodue hurlait, poursuivit Trois Poissons, les joues perlées de larmes. Épouse Dodue était... il y avait du sang dans sa bouche et ses yeux étaient grands ouverts. Et puis le toit s'est effondré sur les lampes à huile et je n'y voyais plus rien, mais je l'ai tirée jusqu'à l'emplacement du trou et alors j'ai vu... Le sang...

Trois Poissons s'essuya le nez du revers de la main. Elle prit une respiration profonde et tremblante :

— Épouse Dodue est morte, annonça-t-elle. L'ulaq de Roc Dur est toujours debout, celui de Phoque Mourant aussi, mais dans l'ulaq de Macareux, tout le monde a été tué, même le bébé...

Trois Poissons se remit à pleurer mais Samig éprouvait davantage d'angoisse pour Petit Couteau, et il leva les yeux sur le garçon qui se tenait debout dans l'entrée de l'abri, le corps raide, les poings serrés.

— Petit Couteau, dit Samig avec tendresse.

Mais il n'y avait pas de mots pour consoler et,

brusquement, Samig se sentit vidé, pensant à ce que devait éprouver Petit Couteau, qui venait de perdre son père, sa mère, ses frères et sœurs. C'est alors qu'il songea à son propre peuple, tellement plus proche d'Aka que les Chasseurs de Baleines. Peut-être sa mère et son père, ses sœurs et Amgigh étaient-ils morts eux aussi, enterrés sous les décombres de leur ulaq. Et Kiin ?

— Kiin, murmura-t-il en repoussant Trois Poissons.

La femme leva sur lui ses yeux rougis.

— Roc Dur t'accuse, répéta-t-elle. Il dit que tu as appelé Aka, que tu pouvais voir la Danse de la Baleine depuis cette crête et que tu l'as regardée pour nous porter malheur.

— Roc Dur est un imbécile, s'écria Samig, furieux. Quel homme est capable de faire sortir le feu d'une montagne?

— Il prétend que tu as appelé les baleines et que tu possèdes aussi le pouvoir d'appeler Aka.

Samig la dévisagea, vit l'interrogation dans ses yeux.

Aurais-je pu appeler les baleines sans le savoir? se demanda Samig. Aurais-je pu souhaiter qu'Aka fasse une telle chose ? Mais, pensant à sa propre famille, il dit à Trois Poissons :

— Porterais-je volontairement préjudice à mon peuple? Ils sont plus près d'Aka que les Chasseurs de Baleines. Roc Dur est un crétin.

Samig rampa hors de l'abri et s'arrêta, saisi par le spectacle de l'épaisseur de copeaux gris qui recouvraient la saillie. Il en prit une poignée et se retourna pour trouver Petit Couteau à son côté.

— Je n'aurais pas dû regarder la danse, sanglota Petit Couteau.

Samig jeta la cendre et protesta d'une voix forte :

— Quel chasseur ne regarde pas ? Quel chasseur ne voit pas ?

Mais la douleur ne quittait pas les yeux de l'enfant qui réitéra :

— Je n'aurais pas dû regarder. Je ne suis pas un chasseur. Je ne suis pas un guetteur.

— Tu aurais été un guetteur.

— Mais je ne le suis pas.

— Je suis un chasseur de baleines, rétorqua Samig.

Puis, au brouillard, à la cendre qui pleuvait, il cria :

— Je suis un chasseur de baleines. J'ai choisi Petit Couteau comme guetteur.

Voyant que Petit Couteau ne pipait mot, Samig le repoussa doucement pour entrer dans la hutte.

— Rassemble tes affaires, lui dit-il. Nous rentrons au village.

Quand il pénétra dans la hutte, Trois Poissons saisit son parka.

— Tu ne peux retourner. Roc Dur te tuera.

— Je n'ai pas peur de lui.

— Il n'y a pas que lui. Tous les hommes du village ont juré de te tuer.

— Phoque Mourant?

— Tous. Et Roc Dur te tranchera la tête afin de détruire ton esprit. Tu ne peux rentrer.

— Je te dis qu'il ne me fait pas peur.

— Alors tu es un sot, lança brusquement Trois Poissons d'une voix forte et ferme qui n'était pas sans rappeler celle d'Épouse Dodue.

Ce qui mit Samig en rage.

— Tu as vécu trop longtemps avec ma grand-mère. Tu parles comme un homme.

Trois Poissons déglutit et ses narines tremblèrent, mais elle dit, doucement cette fois :

— Qui enseignera à ton peuple à chasser la baleine si tu es assassiné? Comment veux-tu te rendre utile pour l'instant ?

Elle s'interrompit, regarda Petit Couteau, puis de nouveau son mari.

— Si tu as appelé Aka et causé tout cela, alors appelle-la de nouveau et arrête-la, puis rentre chez toi et laisse-nous tranquilles. Mais si tu n'as pas appelé Aka, comment aideras-tu quiconque si tu es tué? Retourne à ton peuple et aide-le.

Samig dévisagea Trois Poissons, ahuri. Qui aurait pensé trouver tant de sagesse derrière ces dents cassées, derrière ce rire grossier?

— Tu es ma femme, rétorqua Samig. Si tu retournes chez les Chasseurs de Baleines, Phoque Mourant veillera sur toi, mais si tu le désires, tu peux me suivre.

Elle demeura un moment immobile.

— Tu ne m'as pas encore donné de fils, dit-elle. Je pars avec toi.

Ils cheminèrent, alors que la fumée et le brouillard recouvraient encore la plage. La cendre rendait

les prises traîtresses et les pieds glissants. Petit Couteau tomba une fois, s'entaillant le genou et s'arra-chant la peau du bras, mais il ne broncha pas, et Samig ne dit rien tout le temps qu'il soutint l'enfant afin qu'il reprenne son souffle. Puis ils reprirent leur descente.

Une fois sur la plage, Samig se tourna vers les casiers d'ikyan.

— Non, dit Petit Couteau. J'y vais. Personne ne s'occupera de moi. Tu restes ici. Cache-toi dans l'herbe.

Samig étudia l'enfant du regard. Disait-il la vérité ou ramènerait-il Roc Dur?

L'enfant attendit en silence.

— Je l'accompagne, proposa Trois Poissons.

Mais Samig l'attira dans l'herbe près de lui.

— Non.

Comment faire confiance à Trois Poissons? Oui pourrait dire les sottises qui sortiraient de sa bouche, quand elle serait à nouveau la proie du chagrin?

— Va vite, ajouta-t-il pour Petit Couteau.

Et il ramena les herbes hautes sur son épouse et sur lui.

Le temps parut long jusqu'au retour de Petit Couteau et, à cause de l'épaisseur du brouillard, Samig ne le vit que lorsqu'il fut presque au-dessus d'eux. Petit Couteau portait un ik. On aurait dit une immense coquille mal assemblée sur la tête et le dos de l'enfant.

Samig essayait de percer l'obscurité. Peut-être y avait-il d'autres chasseurs derrière le garçon, cachés dans la brume, cachés par la masse de l'ik. Il tira son couteau du fourreau et attendit, poussa Trois Poissons derrière lui, puis s'écarta légèrement d'elle. Si les Chasseurs de Baleines prévoyaient une attaque, Trois Poissons déciderait peut-être de se battre avec eux.

Petit Couteau posa l'ik mais Samig resta dans l'herbe.

S'il s'approche assez près pour me toucher, je saurai qu'il ne me veut aucun mal.

Petit Couteau s'accroupit le plus bas possible, rampa dans l'herbe, puis s'assit jambes croisées devant Samig, près de son bras droit. Il murmura :

— Je suis allé dans l'ulaq de mon père. C'est comme Trois Poissons a dit.

Samig sentit l'enfant trembler, mais il n'y avait nulle trace de pleurs dans sa voix.

— Quelqu'un t'a-t-il vu? s'enquit Samig.

Le garçon hésita, puis affronta le regard de Samig :

— Phoque Mourant.

— Qu'as-tu dit?

— Que tu étais mort et gisais au fond de la crête, tué par Aka.

— Qu'a-t-il ajouté?

— Rien.

— Alors nous devons partir. Quand tu retourneras auprès de ta tribu, ne dis rien. Sauf que tu ne m'as pas vu. Ni moi, ni Trois Poissons.

— Je pars avec toi, supplia Petit Couteau.

— C'est impossible. Ta place est ici, au milieu de ton peuple.

— C'est toi, mon peuple.

Samig se leva et remit son couteau dans son fourreau.

Quelle serait la meilleure solution pour le petit? Pour lui ?

C'est alors que retentit une voix d'homme :

— Laisse-le partir avec toi.

Samig agrippa son couteau.

Surgissant du brouillard gris, Phoque Mourant avançait lentement, mains tendues.

— Je suis un ami. Je n'ai pas de couteau, dit-il posément.

Samig plongea le regard dans celui de l'homme. Sa parole était-elle vérité ou d'autres attendaient-ils derrière lui, tapis dans l'ombre? Samig jeta un rapide coup d'oeil à Petit Couteau. L'avait-on suivi?

Phoque Mourant demeurait immobile, les yeux rivés aux mains de Samig.

— As-tu appelé Aka ?

— Aka n'obéit pas aux hommes.

— Mais, es-tu homme ou esprit?

— Je suis homme.

Un long moment, Phoque Mourant demeura silencieux, ses yeux s'attardant sur le visage de Samig. Il demanda enfin :

— Trois Poissons veut-elle partir avec toi ?

— Oui, répondit Samig.

Phoque Mourant se tourna vers la femme, mais Samig prit garde de ne pas le quitter des yeux.

— Oui, acquiesça Trois Poissons. Je veux le suivre.

— Laisse le garçon t'accompagner aussi. On pourrait l'accuser puisqu'il était avec toi. Et qui peut dire le sort qu'on lui réserverait alors ?

Samig regarda de nouveau Petit Couteau.

— Si tu veux partir avec nous, tu le peux.

— Alors, je viens.

Phoque Mourant hocha la tête et recommanda à l'enfant d'une voix ferme :

— Sois fort. Sois un bon chasseur.

Puis il plongea dans les yeux de Samig, et leur donna la bénédiction de l'alananasika :

— Puisses-tu toujours être fort. Puissent de nombreuses baleines s'offrir à ta lance. Puisses-tu faire de nombreux fils.

Sur quoi il pivota sur lui-même et s'éloigna.

48

La peur au ventre, Samig contourna la falaise.

— Ici? demanda Petit Couteau.

— Oui, cette plage, répondit Samig dont la voix

résonna mince et haut perchée à ses propres oreilles.

Cela faisait deux jours qu'ils voyageaient et le brouillard ne s'était toujours pas levé; la cendre continuait de tomber, fine comme de la suie. Le fond de l'ik en était couvert, et Trois Poissons éter-nuait souvent et bruyamment, faisant vaciller le bateau et soulevant un nuage de cendre qui brûlait la bouche et le nez de Samig et déchirait ses poumons.

— Ton peuple n'y sera pas, remarqua Trois Poissons. Ils seront partis. Ou peut-être sont-ils déjà morts.

Samig sortit la pagaie de l'eau et regarda Trois Poissons assise au milieu de l'esquif.

— Ne dis rien quand tu ne sais rien, répliqua-t-il d'un ton tranquille, retenant la colère qui montait.

Après quoi, Samig guida l'ik vers le centre de la plage où les cailloux plus fins causeraient moins de dégâts à la coque en peau de lion de mer.

Dès qu'ils eurent posé pied à terre, le sol trembla.

Trois Poissons tomba à genoux. Quand le calme revint, elle leva les yeux sur Samig.

— On devrait repartir. Il y a des esprits mauvais, ici.

Silencieux, Samig continua sa progression vers le haut de la plage, sans se soucier de savoir si sa femme ou Petit Couteau le suivaient.

La cendre s'agglutinait à l'herbe, ralentissant sa démarche. Il repoussa toute pensée de son esprit, espérant apaiser le rythme fou de son cœur, mais son estomac se noua au spectacle de l'ulaq de son père. Des chevrons de bois flotté saillaient du gazon du toit comme les os d'une carcasse pourrissante, de grosses pierres gisaient en de curieux angles.

Certains des siens avaient-ils réchappé? Tous étaient-ils morts? Debout sur une roche, il observa l'ulaq de Longues Dents. Son toit s'était écroulé et la demeure n'était plus qu'un trou béant à flanc de coteau.

L'île était calme; Samig n'entendait ni voix, ni appels d'oiseaux, rien que le clapotis des vagues, courant l'une après l'autre, en un rythme trop rapide, comme si la mer elle-même avait peur.

La terre trembla de nouveau et Samig perçut la voix de Trois Poissons, portée par le vent depuis la plage, affolée, gémissante.

Il est triste que les femmes soient si nécessaires aux hommes, soupira Samig. Mais quel homme peut chasser et coudre à la fois? Il réalisa soudain avec horreur qu'il avait emmené Trois Poissons pour assurer sa propre survie, une partie de lui-même sachant que son peuple avait disparu.

Il sentit alors une main sur son épaule et entendit ces paroles apaisantes :

— Ils se sont peut-être enfuis à temps.

Samig fit volte-face et vit que Petit Couteau l'avait suivi.

— Peut-être.

— Je vais voir.

Samig reconnut la compassion dans les yeux de l'enfant.

— Allons-y ensemble.

Hésitant, il pointa du doigt en direction de l'ulaq de Kayugh.

— Commençons par celui-ci.

Le plus difficile d'abord.

La cendre tombait plus dru et le jour s'assombrit de bonne heure, comme en plein hiver. Samig voyait des nuages noirs s'avancer vers le sommet de Tugix et il commença fébrilement à déplacer le gazon et les pierres dans l'ulaq.

— Il n'y a rien, constata enfin Petit Couteau. Personne de mort. Personne de vivant.

Samig ne souffla mot. Tirant un bout de rideau des débris, il reconnut le motif que sa mère dessinait sur tous ses tissages, carrés sombres sur fond clair. Peut-être, ainsi que l'avait suggéré Petit Couteau, avaient-ils fui, songea-t-il avec une étincelle d'espoir.

Ils se rendirent ensuite à l'ulaq de Longues Dents, déplaçant à nouveau les débris en priant de ne rien trouver.

— Rien, dit Petit Couteau après avoir débarrassé presque tout le gazon effondré.

Samig regarda l'enfant. Une pluie dure et froide s'était mise à tomber et les cheveux de Petit Couteau, sous l'effet de l'humidité, formaient comme un casque noir sur sa tête; son parka répandait des rigoles d'eau sur ses pieds nus. Il avait l'air d'un petit garçon, trop jeune pour endosser les responsabilités et les chagrins d'un homme.

Je ne peux lui demander de m'aider maintenant, songea Samig. Aussi lui dit-il :

— Retourne auprès de Trois Poissons. Tire l'ik jusqu'aux falaises au côté sud. Tu y trouveras des grottes et vous serez hors de portée de l'eau. Va et attends. Je vous rejoins bientôt.

Samig observa le garçon s'éloigner. Quel chagrin vais-je rencontrer que cet enfant ne connaît déjà? Peut-être mon peuple vit-il toujours. Mon père et ma mère. Amgigh et Kiin. Mais les parents de Petit Couteau.

Samig se rendit aux ulas des morts, d'abord à celui où était enterrée sa grand-mère, l'épouse de Shuganan. Le toit n'était pas aussi gravement endommagé que les autres. Samig grimpa avec précaution vers l'entrée du toit dont le trou était scellé par une porte en bois. Au moment où il dégagea l'accès, seule une partie du gazon s'écroula. Samig se hissa à l'intérieur. Une lumière grise filtrait à travers le toit brisé et Samig reconnut la momie de sa grand-mère, toujours intacte, au centre de l'ulaq. Il y avait deux autres silhouettes à côté d'elle, l'une déjà ancienne, de la taille d'un bébé. Mais l'autre s'apparentait à un enfant ou à une petite femme; le cœur cogna dans la poitrine de Samig. Les nattes mortuaires étaient neuves, elles avaient la couleur de l'herbe séchée que le temps n'a pas encore noircie. Il s'agenouilla tout près, se retenant avec peine d'arracher les nattes.

Quels esprits vais-je offenser? se demanda-t-il. Quelle malédiction tombera sur ma chasse ?

Mais si c'était Kiin...

Dégainant son couteau, il trancha la couverture au niveau de la tête. Les couvertures s'effeuillèrent une par une, et Samig vit les cheveux foncés. Un peu de chair s'arracha de l'os du visage, et l'estomac de Samig se souleva à l'odeur de chair pourrissante. Puis, un petit morceau de bois tomba des plis du tissage, sculpté en forme de phoque. La tête de Samig fut soudain légère de soulagement. Mais il pensa qu'un enfant de cet âge et de cette taille devait être le fils de Petit Canard. Comment une femme survivrait-elle à la perte de son unique enfant?

Samig renveloppa soigneusement le corps, grimpa sur le toit et remit la porte en place en essayant de ne pas faire tomber davantage de terre sur les tombes.

Il resta là un moment, debout, à regarder l'autre ulaq tumulaire. Son père, le fils de Shuganan, y était enterré. Samig entreprit de creuser à travers le toit brisé.

Lorsque Samig arriva au plancher de l'ulaq, il ne trouva rien qui ressemblât à un cadavre, personne de récemment tué par la colère d'Aka. Se pouvait-il que tout son peuple se soit échappé? Mais si personne n'était enterré là, pourquoi l'endroit était-il honoré comme ulaq des morts ? Où était son père ?

Samig s'apprêtait à regagner la sortie quand son pied glissa dans la boue. En tombant, il se cogna la main contre quelque chose de pointu. C'était un os, que Samig tira du gazon. Il examina sa main à la recherche d'échardes qui pourraient infecter sa chair. Mais il s'aperçut que ce n'était pas un os de baleine ou de lion de mer, quelque chose venant d'un chevron, mais un ossement humain. Il le tint contre son avant-bras, observant son épaisseur, les indentations où les muscles étaient attachés autrefois. L'os d'un homme puissant et costaud.

Il le reposa à ses pieds et entreprit de creuser à l'endroit où il l'avait trouvé. Il découvrit les os longs des jambes et les petits qui avaient été les mains et les pieds. Enfin, le crâne. Aucun n'était enveloppé. Pourquoi? Qu'était-il donc arrivé? Le silence de sa mère concernant son premier époux aurait-il non pas été un silence de respect, mais de haine?

Samig étudia ses propres bras, ses jambes et ses mains. À vrai dire, ce n'étaient pas les membres longs et fins des Premiers Hommes. Pas même ceux, plus épais, des Chasseurs de Baleines. Qui était son père? Qui étaient les siens?

Samig regarda les ossements à ses pieds. Quels esprits offenserait-il en les enterrant de nouveau? Quels esprits déchaîneraient leur colère s'il ne le faisait pas?

Samig ferma les yeux, essuya la pluie de son visage avec la manche de son parka. Il était trop las pour s'en soucier. Étendant la couverture qu'il avait trouvée dans l'ulaq de Kayugh, il enveloppa les os avec soin puis prit des pierres sur ce qui avait été un mur. Il empila les pierres sur le paquet, pratiquant des funérailles à la manière des Chasseurs de Baleines.

49

Samig hocha la tête en signe d'approbation. La grotte choisie par Petit Couteau était bien au-dessus de la ligne de marée et son sol était de gravier et de sable sec.

Trois Poissons était accroupie dans l'entrée, les bras juste au-dessus d'un feu de cuisson. L'eau dégoulinait de son suk et grésillait sur la camarine incandescente.

— As-tu trouvé quelque chose? demanda-t-elle.

— Un mort. Un garçon, fils de l'homme appelé Longues Dents et de sa seconde épouse, Petit Canard. Mais le garçon est mort depuis un certain temps. Pas à cause d'Aka.

La montagne les secoua et Trois Poissons bondit sur ses pieds, les mains sur la bouche.

— Ce n'est rien, dit Samig. Tugix ébranle souvent la terre.

Trois Poissons se rassit, mais Samig reconnut le doute dans ses yeux.

— Tu es en sécurité, ajouta-t-il avec quelque irritation.

Je devrais être seul, se dit-il. Ou seul avec Petit Couteau. Je ne voudrais pas que Trois Poissons se plaigne de nous à Phoque Mourant, mais j'aurais dû la laisser avec son peuple.

La nuit passa. Samig prenait garde de faire son lit près de Petit Couteau, s'assurant qu'ils étaient tous deux d'un côté du feu, Trois Poissons de l'autre. À plusieurs reprises, il entendit Trois Poissons remuer, mais il l'ignora. Il ne la voulait pas près de lui. Ce soir, l'imagination n'aurait pas le pouvoir d'en faire une Kiin.

Ils s'éveillèrent dans l'obscurité, le feu éteint, Samig furieux que Trois Poissons ne l'ait pas nourri. Elle qui restait là assise dans l'ik sans pagayer ne devrait pas attendre que les hommes entretiennent le feu. Pourtant, trop las, il s'abstint de toute réprimande. Il tâtonna dans le noir à la recherche de ses affaires et se dit qu'ils auraient dû apporter davantage de nourriture. Leurs réserves ne dureraient que quelques jours.

Le cercle gris de lumière provenant de l'entrée de la grotte annonçait la lourdeur du brouillard. Incapable de distinguer le soleil, Samig se sentit désorienté.

— C'est le matin, affirma Petit Couteau.

— Il n'y a aucun moyen d'en être certain, répliqua Samig.

— Les marées.

— Aka transforme les marées. Qui peut dire si c'est le matin ou si c'est Aka qui tire l'eau ?

Petit Couteau haussa les épaules et, par son sourire, Samig comprit que l'enfant n'avait pas voulu discuter.

— Mon peuple a une grotte pour les ikyan, observa-t-il dans le but de combler le silence qui s'était installé entre eux. Peut-être y ont-ils laissé des provisions.

— Et si on en trouve, on s'en va?

— Je ne sais pas. Nous verrons.

Ils fabriquèrent un flambeau à l'aide de nattes trempées qu'ils enroulèrent sur un bâton de bois flotté. Pataugeant dans la gadoue de l'ulaq en ruine de Longues Dents, Trois Poissons trouva une outre d'huile dans laquelle Samig trempa sa torche. Trois Poissons les suivait à la trace tandis qu'ils se dirigeaient vers la grotte. La flamme brûlait la main de Samig. Il se retourna et ordonna à son épouse de rester dehors.

— Il est défendu aux femmes d'entrer.

Et il y pénétra avant que Trois Poissons n'ait le temps de protester.

La torche projetait des cercles de lumière dans la grotte, dévoilant le fond étroit — où sable et graviers avaient constitué un sol lisse — et les côtés plus larges qui se rétrécissaient de nouveau au sommet. Un jour, Kayugh avait raconté qu'il y avait bien longtemps Shuganan avait fixé des peaux dans le sol et dans les crevasses des murs. Quand Longues Dents, Oiseau Gris et Kayugh s'étaient établis sur l'île Tugix, ils avaient construit des plates-formes où remiser leurs ikyan chaque hiver.

Samig maintint la torche au-dessus des claies. Elles étaient vides. Le jeune homme avait espéré trouver quelques embarcations et peut-être une preuve du départ de son peuple. Mais rien.

— Regarde! s'exclama soudain Petit Couteau en pointant un doigt en l'air.

Samig leva le flambeau, illuminant ainsi le sommet de la grotte. On avait fiché un pieu dans une crevasse haute du mur et suspendu au poteau un ikyak, cordes attachées à chaque bout, comme un berceau.

— Ils l'ont accroché pour le mettre hors de portée de la mer, remarqua Petit Couteau.

Samig tendit la torche au garçon et grimpa sur les plates-formes vides. Il se hissa sur la pointe des pieds, s'appuyant aux petites anfractuosités de la roche. Il tenta de faire basculer l'ikyak, mais le bateau s'éloigna de lui. Assurant la prise de ses pieds, il saisit le pieu et se balança pour l'enfourcher.

— Plante la torche dans le mur, dit-il à Petit Couteau, et viens m'aider.

Petit Couteau fut bientôt près de lui.

— Il y a quelque chose dans l'ikyak, expliqua Samig. Nous devons le vider pour le descendre.

Samig s'agrippa au poteau et enfonça la main à l'intérieur de l'embarcation. Il en extirpa un chigadax tout neuf. L'arrangement des plumes latérales indiquait qu'il était l'œuvre de Chagak. Souriant, Samig laissa tomber le vêtement par terre, puis replongea les mains dans l'ikyak. Il en tira un panier recouvert d'une peau de phoque ajustée avec une ficelle coulissante. Il l'ouvrit pour découvrir un nécessaire à couture : aiguilles, alêne, nerf. Il le tendit à Petit Couteau.

— Porte-le en bas.

Une fois Petit Couteau remonté, Samig fouilla de nouveau le bateau.

— Des bottes, des peaux de phoque.

Il lança le tout à terre. Deux poignées de lance et deux pagaies étaient fixées à l'ikyak. Samig les jeta à leur tour.

— Je n'arrive pas à atteindre le reste, dit-il. Il va falloir que je dénoue les lacets de couverture.

— Moi je peux, proposa Petit Couteau.

Samig observa le garçon s'agripper bras et jambes au poteau et se balancer au-dessus de l'ikyak, tête la première. Les mains libres, il pendait par les genoux. Il sortit un ventre de phoque plein qu'il tendit à Samig.

— Du poisson, s'exclama Samig.

— Ils savaient que tu aurais faim, remarqua Petit Couteau en souriant, avant de replonger.

Samig lança le ventre de phoque derrière lui sur le poteau et tendit une main tandis que Petit Couteau extirpait une vessie d'huile.

— Et ce n'est pas tout, ajouta le garçon d'une voix étouffée.

Il sortit un tas de nattes finement tissées, dont le bord représentait des carrés foncés. Petit Couteau lâcha le paquet et revint agripper le poteau. Il prit la vessie d'huile des mains de Samig et redescendit au sol. Samig passa ensuite le ventre de phoque au garçon, puis tira les cordes jusqu'à libérer l'ikyak. Il le pointa vers le bas pour que l'enfant puisse s'emparer de l'extrémité étroite puis redescendit à son tour. Il plaça les mains au-dessus de celles de Petit Couteau, bandant ses muscles pour recevoir le poids de l'ikyak, puis ils tirèrent ensemble et posèrent délicatement l'embarcation à terre.

Une fois l'ikyak à l'entrée de la grotte, ils y remirent le poisson et l'huile. Samig bourra le bateau avec le chigadax, la peau de phoque et les bottes. Enfin assis sur ses talons, il dénoua le paquet enveloppé dans les nattes de sa mère.

Au fur et à mesure, il déposa les affaires devant Petit Couteau : une corde tissée en fibres de varech, une petite lampe de pierre, des mèches tressées. Une pierre à gratter — un outil de femme, mais qui pourrait se révéler bien utile.

— Pour Trois Poissons, annonça-t-il, la pierre à la main.

Elle n'était pas ce que la plupart des hommes attendaient d'une épouse, mais c'était une femme, qui savait coudre et préparer les peaux.

Il trouva aussi de la graisse à repriser et un long tube à écoper, bouché aux deux extrémités. Croyant les nattes vides, Samig entreprit de tout renvelop-per. Mais Petit Couteau fouilla entre les replis et en tira un petit objet blanc. Il était suspendu à une corde, comme l'amulette que Samig portait et, quand Samig le prit des mains de Petit Couteau, il vit que c'était de l'ivoire sculpté en forme de baleine.

Samig fit jouer la figurine entre ses doigts. D'où venait-elle ? Elle était trop belle pour avoir jailli des mains d'Oiseau Gris.

— Tu vas la porter? s'enquit Petit Couteau.

— N'as-tu pas entendu parler de mon grand-père Shuganan? répondit Samig en souriant devant les yeux écarquillés de Petit Couteau.

Ils portèrent l'ikyak au-dehors. Trois Poissons s'approcha, son regard fouillant à l'intérieur, ses doigts courant sur les coutures. Samig lui tendit la pierre à gratter.

— Pour toi, dit-il.

Il fut gêné de voir les yeux de son épouse briller de gratitude. Ce n'était qu'une petite lame. Pourquoi ne lui avait-il jamais rien donné auparavant ? Mais que possédait-il lorsqu'il vivait chez les Chasseurs de Baleines ?

50

Kiin retourna dans l'ulaq du Corbeau quinze jours après la naissance des bébés. Queue de Lemming, remarqua-t-elle tout de suite, avait nettoyé la grande pièce et épointé les mèches de lampe. Nulle nourri-ture ne pourrissait par terre. Deux estomacs de phoque étaient remplis de poisson fraîchement séché. Et le chigadax du Corbeau, récemment raccommodé et huilé, pendait à une patère dans le mur.

Queue de Lemming n'était pas dans l'ulaq. Voyant tout en ordre, Kiin ferma les yeux et respira profondément. Elle avait craint de travailler des jours durant pour compenser la paresse de la première épouse.

À l'opposé de la plate-forme du Corbeau, Kiin remarqua la présence de quatre anneaux de saule noués solidement aux chevrons. Des crochets pour les berceaux? Ainsi, le Corbeau aurait peut-être tenu sa promesse que ses deux enfants vivraient en sécurité chez lui.

Kiin posa les berceaux sur sa plate-forme. Elle consistait en une pile de fourrures et de nattes d'herbe posées sur un cadre de saule et de bois flotté assemblé serré avec de la corde de babiche. Les fourrures n'avaient rien de comparable aux peaux épaisses et fines à la fois qui tapissaient le lit du Corbeau, mais elle n'était qu'une seconde épouse. On lui avait donné un lit, ce n'était déjà pas si mal.

Les bébés étaient accrochés à sa poitrine et elle portait son suk avec la fourrure à l'intérieur, plus douce à leur peau. Ses fils dormaient, même si Kiin sentait parfois le fils de Samig téter paresseusement son sein gauche.

Posant par terre le sac d'herbe contenant son nécessaire à couture, elle s'assit sur ses talons près de la plate-forme, la tête sur les fourrures de son nouveau lit. Elle avait fait peu de choses aujourd'hui, pourtant, elle était fatiguée et elle avait hâte que vienne la nuit pour se reposer.

Il était bon de retrouver l'ulaq vide et propre, de constater qu'elle n'avait qu'à préparer la nourriture et s'occuper des bébés. Elle devrait ôter son suk, accrocher les berceaux et faire dormir les petits.

Kiin se laissa aller à songer à ce qu'aurait été sa vie dans l'ulaq de Kayugh. En ce moment, Chagak serait en train de l'aider. Il y aurait de la nourriture à cuire et elle aurait sa propre chambre où elle pourrait tirer les rideaux et s'isoler si elle le désirait. Oui, Chagak était à nouveau grand-mère et Kayugh grand-père, même s'ils la croyaient morte. Et Amgigh et Samig étaient pères, même si les deux garçons étaient élevés par Amgigh puisqu'elle était sa femme. Cependant, Samig saurait, il saurait en regardant; tout le monde saurait.

Kiin ne se retrouvait guère dans ses bébés. Peut-être, pensa-t-elle, la courbe des sourcils, la forme des oreilles. Mais qu'espérer d'autre? Son esprit était sans vigueur. Jamais il ne pourrait se mesurer à celui de Samig ou d'Amgigh. Quelle importance? Elle avait bien cru ne jamais quitter l'ulaq de son père, ne jamais être épouse, ne jamais être mère. Et voilà qu'elle avait deux fils.

Kiin bâilla et ferma les yeux. La nuit dernière, les enfants avaient été agités, peut-être parce qu'ils percevaient la peur de leur mère à l'idée de retourner dans l'ulaq du Corbeau. On ne leur avait pas encore donné de nom, ils n'avaient pas d'esprit en propre, rien pour les séparer de son esprit à elle, alors, naturellement, ils devaient sentir sa frayeur et son anxiété. En tant qu'épouse, elle devait demander à son mari de les nommer, bientôt, même si elle n'aimait pas l'idée que les bébés aient des noms d'Hommes Morses.

Mais, se dit-elle, mieux valait un nom Morse que pas de nom du tout.

Elle n'avait pas l'intention de s'endormir, mais les bébés étaient chauds contre sa poitrine et son ventre, et les fourrures douces contre son dos. Elle ne rêva pas et ne sut pas ce qui l'avait réveillée. Elle ouvrit lentement les yeux. Son cou était raide et elle courba les épaules, puis réprima un cri de frayeur. Femme du Ciel et Femme du Soleil étaient dans l'ulaq, assises sur la plate-forme du Corbeau, jambes étendues devant elles, adossées au mur.

Kiin entoura les enfants de ses bras, les sentant se tortiller sous la pression de son étreinte. Elle fut soudain heureuse de s'être endormie alors qu'ils étaient blottis contre son sein. S'ils avaient été dans leurs berceaux, peut-être Femme du Ciel et Femme du Soleil les auraient-elles volés pendant son sommeil.

— Nous avons apporté à manger, annonça Femme du Soleil en prenant une peau de phoque suspendue aux chevrons au-dessus de la lampe à huile.

— Nous ne savions pas si Queue de Lemming aurait préparé quoi que ce soit pour toi ou pour le Corbeau, ajouta Femme du Ciel.

Kiin dévisagea les deux sœurs. Quand elle était arrivée chez les Chasseurs de Morses, ces femmes étaient ses amies, celles en qui elle avait mis sa confiance; mais maintenant qu'elle savait que ses fils n'appartenaient pas à Qakan, elle ne voulait pas des deux vieillardes près d'elle.

— Merci, dit Kiin. Mes fils et moi vous sommes reconnaissants.

— Les bébés poussent-ils bien? s'enquit Femme du Ciel.

— Oui. Oui.

— Nous avons parlé au Corbeau, déclara Femme du Soleil. Il dit que son pouvoir est plus grand que la malédiction de tes fils.

Kiin releva le menton.

— Il m'a parlé, à moi aussi. Il veut les deux. Je n'en tuerai aucun.

— Tu n'as aucun signe — venu d'un esprit — qui t'indique lequel de tes deux fils est malfaisant?

Kiin se mit péniblement debout. Elle avait peur, mais son esprit murmurait : « Quel pouvoir ces deux vieilles femmes ont-elles sur toi ? Le Corbeau est ton époux. Il protégera tes enfants. »

Elle voulait libérer les enfants de la bandoulière, exhiber leur visage, leurs membres forts et replets, leur petit ventre rond et lisse. Mais que savait-elle du pouvoir? Que savait-elle des malédictions? Peut-être les femmes étaient-elles venues dans l'espoir qu'elle leur montrerait les bébés, privés de la protection d'un suk ou d'un berceau. Peut-être contrôlaient-elles un esprit de mort. Qui pouvait dire?

— Mes fils ne sont pas mal-malfaisants. Ils sont comme tous les ho-hommes, capables du bien et capables du mal. Le choix leur appartient, ils en décideront quand ils seront plus vieux. Ce n'est p-pas à moi de décider pour eux, pourtant j'aimerais en avoir le pouvoir.

Kiin se tenait jambes plantées au sol, pieds plats et fermes. C'est ainsi que se tenait Kayugh lorsqu'il relatait ses combats avec les Petits Hommes, les malfaisants qui avaient détruit tant de villages des Premiers Hommes voici bien des années. C'est ainsi que se tient un homme pour se battre, disait Kayugh. Jambes ouvertes pour l'équilibre, pieds tirant leur force de la terre.

Elle ne tuerait ni l'un ni l'autre, elle ne laisserait pas Femme du Ciel ou Femme du Soleil les supprimer.

— Le Corbeau ne vous laissera p-pas les tuer, affirma Kiin.

Et, pour la première fois depuis que Qakan l'avait vendue, elle fut heureuse que Chasseur de Glace n'ait pas emporté l'enchère. Que serait-il advenu? Chasseur de Glace aurait sûrement écouté sa mère et choisi de donner un des bébés aux esprits du vent.

— Le Corbeau a tort, rétorqua Femme du Soleil.

Mais une voix surgit de l'autre côté du rideau de

séparation, une voix d'homme.

— Parle la langue des Chasseurs de Morses, vieille femme.

C'était le Corbeau. Il pénétra dans la pièce, jeta un bref coup d'oeil à Kiin, puis affronta les deux sœurs.

— Ma sœur dit que tu as tort, lança Femme du Ciel. L'un des enfants est maudit et apportera un grand malheur à son peuple.

— Crois-tu que je craigne le mal? s'esclaffa le Corbeau. Kiin, appela-t-il sans la regarder, ne quittant pas les vieilles femmes des yeux. Apporte les bébés.

Le cœur de Kiin fit un bond et cogna dans sa poitrine. Le sang battit violemment contre ses tempes.

— N-non, dit-elle à voix douce.

Le Corbeau pivota comme si on l'avait frappé.

— Qui es-tu pour oser me dire non ! éructa-t-il.

Kiin s'avança d'un pas.

— Je suis... je suis Kiin, m-mère de mes fils. Ces femmes veulent les tuer.

— Seulement le mauvais, objecta Femme du Ciel.

Mais ses paroles furent effacées par la colère du

Corbeau.

— Tu es épouse avant d'être mère! hurla-t-il à l'adresse de Kiin. Je t'ai achetée, toi et tes fils. Ils sont à moi, maintenant.

— Non, insista Kiin, dont la rage repoussa la crainte et faisait jaillir les mots de sa bouche. Ce ne sont pas tes fils si tu les laisses tuer.

Le visage du Corbeau s'empourpra et ses mâchoires étaient si serrées que Kiin distinguait la ligne des muscles rouler contre la peau de ses joues.

— Personne ne tuera mes fils, siffla-t-il entre ses dents.

Lentement, Kiin marcha vers lui. Lentement, elle souleva son suk. Elle sortit d'abord le fils d'Amgigh, puis le fils de Samig, les lovant l'un et l'autre contre elle.

— Qui est né le premier? s'enquit le Corbeau.

— Celui-ci, répondit Kiin en désignant du menton le fils d'Amgigh.

Le Corbeau lui prit l'enfant et le tint devant les vieilles femmes.

— Voici Shuku, déclara-t-il. Shuku, un homme

qui comprend le pouvoir de la pierre, qui détient ce pouvoir dans son cœur. Un chasseur aguerri, excellent avec les armes, un homme qui prendra de nombreux phoques et engendrera de nombreux fils.

Il tendit Shuku à Kiin et prit le fils de Samig.

— Voici Takha, dit-il. Takha, un homme qui se déplace sans crainte au-dessus de l'eau, qui détient dans son cœur le pouvoir des esprits de l'eau. Un homme sage, bon pour la parole, le commerce, un homme qui prendra aussi des morses et engendrera de nombreux fils.

Le Corbeau rendit Takha à Kiin, puis se tourna vers les vieillardes.

— Sortez de mon ulaq. Ne les maudissez pas, ni eux, ni ma femme. Aucune de mes femmes.

— Trop tard, laissa tomber Femme du Soleil. Ce n'est pas notre malédiction, et jamais nous ne maudirions un nourrisson sans défense. Mais je vais te dire ceci comme protection pour toi lorsque tu seras vieux. Ces bébés partagent un seul esprit. Ils doivent vivre comme un seul homme. Quand l'un chasse, l'autre doit rester dans son ulaq. Ils doivent partager une seule femme et un seul ikyak. Ne leur donne pas trop de pouvoir.

À ces mots, Kiin sentit sa colère monter. Elle attendait que le Corbeau réponde, mais elle s'aperçut que les deux femmes fixaient l'homme sans ciller, et que le Corbeau les toisait sans bouger.

« Il va les vaincre, lui murmura l'esprit de Kiin. Tu les as vaincues ; or tu es plus faible que le Corbeau. »

Mais le Corbeau secoua la tête et ferma les yeux. Kiin vit alors le triomphe sur le visage de Femme du Ciel, le sourire fendit les lèvres de Femme du Soleil.

— Peut-être mes fils partagent-ils un seul esprit, murmura le Corbeau.

Puis, sans la regarder, il dit à Kiin :

— Femme, j'ai faim.

Kiin tourna le dos aux trois personnes et posa les bébés sur sa plate-forme. Elle sortit des berceaux les peaux de renard de Qakan et en enveloppa ses fils. Quand elle revint au Corbeau, Femme du Ciel et Femme du Soleil étaient parties. L'odeur de viande en train de mijoter parvint de la peau de phoque pendue au-dessus de la lampe à huile. Kiin hésita un moment puis, à l'aide d'une omoplate de caribou, servit un peu du contenu dans un bol de bois qu'elle tendit au Corbeau. Il grommela un remerciement et Kiin retourna près des bébés.

Shuku et Takha, songea-t-elle. De bons noms, même s'ils étaient morses. Désormais, ils possédaient leur propre esprit, ils étaient séparés d'elle, plus forts, tout en étant moins aisément protégés. Mais qui était-elle pour les protéger, quand son esprit était à peine plus vieux que le leur?

Elle caressa la joue de Shuku et repoussa une mèche sur le front de Takha. Nous grandirons ensemble, décida-t-elle.

51

Debout sur son lit, Kiin décrocha les berceaux. Le Corbeau acheva sa viande et lui tendit son bol. Elle descendit de son perchoir pour servir son mari.

« Ce serait bien, murmura son esprit, si les hommes emplissaient parfois leur bol eux-mêmes. »

C'est si peu de chose quand une femme est occupée tandis qu'un homme est assis là à ne rien faire. Mais Kiin s'en voulut de nourrir pareille pensée. N'était-elle pas revenue pour trouver un ulaq propre, une mèche de lampe impeccable, des paniers de nuit vidés, et même de l'herbe fraîche au sol?

Le Corbeau s'empara de son bol et grogna. Kiin attendit en le regardant manger. Quand il eut fini, il lança le bol dans un coin et rampa sur sa couche où il s'assit, dos contre le mur. Il observa Kiin remplir son bol et se restaurer à son tour.

Kiin referma les mains sur le récipient en attendant que la viande refroidisse. Elle s'assit jambes croisées, tête penchée. Elle n'avait pas faim. La présence dans son ulaq de Femme du Soleil et Femme du Ciel réclamant la mort d'un de ses fils avait tordu son estomac au point qu'il paraissait trop petit pour retenir la moindre nourriture. Mais elle devait se sustenter, sinon elle n'aurait pas de lait pour les bébés. Elle trempa les mains dans le bol et porta une portion de viande à sa bouche. C'était bon. Les muscles de ses bras, de ses jambes et de sa nuque se détendaient peu à peu.

Le Corbeau se hissa sur sa plate-forme. Kiin s'attendait à ce qu'il l'interrompe par quelque demande d'eau ou de nourriture. Mais il se contenta de la regarder, disant soudain :

— Je ne suis pas un homme bon.

Kiin déglutit. Espérait-il une réponse ? Devait-elle approuver? Protester?

Mais il poursuivit en détournant les yeux, comme s'il ne s'adressait pas à elle, mais peut-être à ses fils, peut-être à un esprit que lui seul voyait :

— Mais je ne suis pas mauvais.

Il s'éclaircit la gorge.

— Je veux une chose. Devenir le chaman de ce village. Je veux que les hommes viennent me trouver afin d'obtenir du pouvoir pour leurs chasses. Je veux que les femmes m'apportent leurs enfants afin que je leur donne des noms puissants.

Kiin reposa le bol sur ses genoux et hocha la tête. Cet homme était son mari, celui qui protégeait ses fils. S'il l'honorait en lui parlant de ses rêves, elle écouterait. Elle essaierait de le comprendre.

Le Corbeau se leva et marcha vers le lit de Kiin. Il contempla longuement les enfants endormis. Puis il se tourna vers elle.

— Ils ne te ressemblent pas.

— N-non. M-mon esprit est faible, il n'a pas-pas même la force de toucher un bébé que je porte dans mon ventre.

— Mais tes sculptures ont du pouvoir, objecta le Corbeau.

Kiin songea aux piètres lignes de ses figurines dont les traits n'étaient que suggérés, obscurs, comme peints sur des nuages ; et elle se souvint des sculptures de Shuganan, si riches de détails, aux entailles nettes et justes. Les sculptures de Kiin n'étaient rien de plus qu'un petit moyen de contenter le Corbeau, une façon de l'amener à poser sur elle un regard bienveillant, peut-être à protéger ses fils. Pourtant, son esprit poussa des mots dans la bouche de Kiin, prit le contrôle de sa langue, dit ce que Kiin n'aurait pas dit :

— Oui, elles sont puissantes. Elles possèdent un grand pouvoir. Tout mon pouvoir passe dans mes sculptures, hormis ce que je garde pour mes chansons.

Le Corbeau hocha la tête et se tourna vers Kiin. Elle avala une autre bouchée.

— Tes fils ne ressemblent pas à leur père, constata-t-il.

— Qakan ? s'étonna Kiin. Ce ne sont pas s-ses fils. Ils appartiennent à mon mari, Amgigh, un homme de la tri-tribu des Premiers Hommes.

— Amgigh, répéta le Corbeau, et portant les yeux à nouveau sur les bébés. Lequel ressemble le plus à Amgigh ?

Mais il y avait dans sa question une étrangeté qui rendit Kiin méfiante.

— Ils ressemblent tous les deux à... à Amgigh.

Et, voyant que le Corbeau fronçait les sourcils,

elle ajouta :

— L'un ressemble au père d'Amgigh, l'autre à sa mère.

Alors le Corbeau sourit.

— Bien. Qakan te manquera-t-il lorsqu'il quittera le village ? Il prévoit de partir bientôt. Il m'a dit qu'il retournerait chez son peuple.

— Qakan n-ne me man-manquera pas. Je serai contente quand il s'en ira.

Comme s'il n'avait pas entendu, le Corbeau poursuivit :

— Si tu veux rentrer avec lui chez ton peuple, je te laisserai partir. Tu devras me laisser des sculptures et tu devras me laisser tes fils. Un jour, tes fils m'apporteront le pouvoir. Alors, ces vieil-lardes seront mortes et le village aura besoin d'un chaman.

Kiin inspira profondément. Pourquoi le Corbeau se croyait-il assez fort pour être chaman, se croyait-il assez fort pour lutter contre la malédiction de ses fils, alors qu'il se montrait incapable de soutenir le regard de deux vieilles femmes ?

— Qakan ne v-veut pas de moi et je ne veux pas m'en aller. Qakan a Cheveux Jaunes. Elle peut pagayer et elle sera une bonne épouse pour son lit.

Le Corbeau arbora un sourire déplaisant qui lui ouvrait la bouche trop grand et montrait trop ses dents. Kiin dut redresser les épaules pour s'empêcher de frémir.

— Cheveux Jaunes restera ici, décida le Corbeau.

Il arpenta l'ulaq, se retourna et parla à Kiin

comme s'il expliquait quelque chose à une gamine :

— Tu es mon épouse. Tu es une bonne épouse parce que tu tiens cet ulaq toujours propre et que tu m'as donné deux fils. Queue de Lemming est bonne épouse dans le lit d'un homme. Bonne pour rendre les nuits agréables. Peut-être vous garderai-je toutes les deux ; peut-être un jour vous troquerai-je avec un autre homme, mais pour l'instant, vous êtes mes épouses. Cheveux Jaunes, elle, qu'elle soit l'épouse d'un autre ou non, que j'aie d'autres épouses ou non, Cheveux Jaunes est ma femme. Elle m'appartient et je lui appartiens. Cheveux Jaunes n'est pas une bonne épouse. Elle est paresseuse et parfois elle est bonne dans mon lit, très bonne, même meilleure que Queue de Lemming. Mais parfois seulement. Elle ne sait ni coudre ni préparer la viande. Mais moi aussi je suis paresseux. Je ne chasse pas souvent et je n'aide pas quand quelqu'un du village creuse un ulaq. Je ne fabrique pas mes propres armes ni ne construis mon propre ikyak. Mais il existe un esprit qui me lie à Cheveux Jaunes. C'est pourquoi elle ne partira pas avec Qakan. Et c'est pourquoi je te dis, si tu es prête à laisser tes fils, toi aussi tu es libre de partir avec Qakan, pour voir s'il te ramènera à Amgigh. Peut-être Amgigh et toi êtes-vous comme Cheveux Jaunes et moi.

Kiin resta longtemps sans répondre. Ses pensées n'allaient pas à Amgigh mais à Samig. Oui, peut-être était-ce comme disait le Corbeau. Peu importait qui était l'époux de Kiin, peu importait le nombre d'épouses que prenait Samig, Kiin appartenait à Samig et Samig lui appartenait. Mais comment pouvait-elle retourner avec Qakan? Il ne pouvait prendre le risque de la ramener. Kayugh et Amgigh sauraient alors qu'il l'avait emmenée contre sa volonté et avait maudit les fils d'Amgigh en se servant d'elle comme d'une épouse.

Elle tourna donc ses pensées vers le Corbeau. Ce n'était pas un bon mari, même s'il ne l'avait jamais battue; et Queue de Lemming disait qu'il ne l'avait frappée qu'une seule fois. Cependant, Kiin avait vu Kayugh avec Chagak, Longues Dents avec Nez Crochu et Petit Canard, aussi savait-elle reconnaître un bon mari. Elle connaissait la différence entre un homme qui ne gardait une femme que pour son lit et son ulaq, et un homme qui se souciait de sa femme comme de lui-même. Non, le Corbeau n'était pas un bon mari, mais il n'était pas si terrible.

Si elle partait seule avec ses fils, il se lancerait à leur poursuite. Elle resterait donc tant qu'il protégerait Shuku et Takha. Peut-être devrait-elle partager son lit, mais elle avait connu pire. Elle guetterait l'occasion de quitter les Chasseurs de Morses quand le Corbeau serait en voyage de troc, quand ses fils seraient plus forts.

— N-non, répondit-elle au Corbeau, ce n'est pas ainsi entre Amgigh et moi. Je reste avec toi.

52

— Peut-être devrions-nous partir, suggéra Petit Couteau. Sept jours est une longue attente.

— Qui est le garçon et qui est l'homme ? rétorqua méchamment Samig en faisant les cent pas dans la grotte étroite.

Trois Poissons s'était blottie dans un coin. Craignant qu'elle ne soutienne Petit Couteau dans la discussion, Samig se garda de la prendre à partie.

— Ils vont peut-être revenir, ajouta-t-il en tournant le dos à Petit Couteau, sans penser qu'il lui répondrait.

— Ils ne reviendront pas, dit Petit Couteau d'une voix lasse et sans timbre, comme un père s'adres-sant à un enfant boudeur.

Samig se sentit soudain stupide. Le garçon avait raison. Sinon, pourquoi auraient-ils tout emporté sauf ses affaires? Ne l'avait-il pas dit lui-même? Quel esprit l'attachait donc à cette plage?

Ses pensées furent interrompues par un grondement soudain. Le sol bougea. De la terre et de la poussière tombèrent du toit de la grotte.

Trois Poissons hurla.

— Trois Poissons, cria Samig pour se faire entendre au-dessus du grondement de la terre.

La femme saisit son suk et courut en direction de l'entrée de la grotte.

— Trois Poissons !

Elle s'arrêta et se retourna vers lui.

— Reste ici. Tu y es davantage en sécurité.

— Je ne peux pas. Je ne peux pas, sanglota-t-elle. Tu n'étais pas là. Tu ne sais pas. Les murs sont tombés sur Épouse Dodue. Je n'ai pas réussi à la faire sortir.

— Ceci n'est pas un ulaq, repartit Samig tout en constatant que Petit Couteau ne paniquait pas.

— Nous ferions peut-être mieux de partir, suggéra l'enfant d'une voix claire et calme. Ton épouse a trop peur pour rester.

Les yeux de Trois Poissons étaient tout ronds, ses lèvres ouvertes ressemblaient à la bouche d'un enfant en pleurs. Le peuple de Samig ne reviendrait pas tant qu'Aka brûlerait, alors quel intérêt à s'obstiner? Tourmenter sa femme?

— Allons-y, capitula Samig en s'emparant de ses lances. On emporte tout.

Ils fixèrent l'ikyak à l'ik pour former une embarcation plus stable, lestant les deux bateaux de vivres et de galets de la plage. Samig s'assit seul dans l'ikyak tandis que Trois Poissons et Petit Couteau s'installaient dans l'ik. Ils pagayèrent. Bientôt, la terre ne fut plus qu'une ligne obscurcie par la brume et la cendre qui grisonnait le ciel.

Le chigadax de Samig le maintenait au sec, mais Petit Couteau et Trois Poissons seraient bientôt trempés d'écume de mer.

— Nous allons accoster et faire une halte! leur cria Samig.

Petit Couteau ne répondit pas. Voyant les cheveux tout mouillés de l'enfant, Samig trembla de froid. Pour la première fois depuis qu'ils avaient quitté le village des Chasseurs de Baleines, Samig pensa à son beau chapeau de baleinier. Où était-il, maintenant? Écrasé sous les murs de l'ulaq de son grand-père?

Fixé à l'ik, l'ikyak de Samig était peu maniable.

Quand Amgigh et lui chassaient le phoque, ils attachaient souvent leurs esquifs ensemble pour lutter contre une tempête soudaine. Ils ramaient alors uniquement pour se maintenir à flot, mais aujourd'hui Samig devait aussi faire avancer les bateaux au milieu des vagues qui obéissaient à Aka et non au vent, des vagues qu'un chasseur était incapable de juger et de connaître.

De plus, cet ikyak n'était pas le sien, il n'était pas fait à la mesure de ses bras, de ses jambes, de ses mains. Ses autres ikyan étaient restés chez les Chasseurs de Baleines : celui que Samig avait construit enfant, celui avec lequel il avait pris son premier phoque, l'ikyak qu'il avait fabriqué avec Nombreuses Baleines — léger, étroit, filant entre les vagues comme une loutre. Ton ikyak est un frère, lui avait enseigné Kayugh.

Oui, se dit Samig, il était prévu pour quelqu'un d'autre, mais c'était un bon ikyak. Il en caressa les flancs, frotta ses doigts sur la peau drue de lion de mer. Oui, c'était un bon ikyak, costaud, de bonne facture.

— Frère, dit-il dans l'espoir que le bateau l'entendrait, percevrait le lien.

Qui pouvait dire ce que l'ikyak ferait s'il savait que Samig ne songeait qu'à retrouver ses autres bateaux ?

— Frère.

L'eau passait par-dessus bord et Samig tendit son tube d'écopage à Petit Couteau. L'enfant pagayait d'une main et, de l'autre, récupérait l'eau qu'il rejetait à la mer.

Samig savait que les petites îles étaient non loin vers l'est, où il avait chassé le phoque, excellents endroits pour les œufs d'oiseaux.

— Il y a une petite île, hurla-t-il à Petit Couteau. Nous allons nous y rendre.

Mais le bruit de la mer noya ses paroles et il finit par indiquer d'un geste un endroit à l'est, songeant qu'il aurait dû confier l'ikyak à Petit Couteau car lui, Samig, était plus fort et plus à même de manier l'ik.

Le jour s'éternisait. Les vagues les repoussaient vers la terre et ils luttaient pour avancer contre le vent. Samig avait les épaules douloureuses et sa gorge le brûlait. L'écume salée lui piquait les lèvres et la langue. Pourtant, je suis un chasseur, songea-t-il. Que dire de Petit Couteau, qui n'est qu'un enfant, et de Trois Poissons, qui n'est qu'une femme? Il ferma les yeux et tira encore sur sa pagaie. Nous aurions dû rester, pensa-t-il. Je leur avais bien dit. Aka se serait calmée. Nous aurions pu voyager facilement en des mers calmes.

— Je n'en peux plus ! fit la voix de Trois Poissons qui perça le grondement des vagues, faisant s'ouvrir les yeux de Samig.

La femme s'était écroulée dans l'ik et sa pagaie s'enfonçait dans l'eau.

— Ne perds pas ta pagaie! s'écria-t-il, étonné de n'éprouver aucune colère, seulement du désespoir.

Mais Petit Couteau se retourna.

— Repose-toi. Je vais pagayer.

Samig eut honte de sa propre faiblesse.

— Une île, bientôt! s'exclama-t-il, espérant que l'enfant l'avait entendu.

Samig avait perdu la faible lumière du soleil brillant derrière le gris du brouillard et il ne savait combien de temps s'était écoulé. Dangereux. Folie. Quel chasseur permet-il qu'une telle chose se produise ? Mais les marées et le soleil semblaient s'être ligués pour l'abandonner, chacun se comportant comme si lui aussi avait oublié sa place.

Samig continua de ramer, répétant le même geste tant et tant que ses bras semblaient agir de leur seule volonté. Il s'aperçut que Trois Poissons ne pagayait plus, sa force supérieure à celle du garçon faisant désormais virer les bateaux. Il leva donc les bras et plongea sa rame moins profond afin d'accorder ses gestes à ceux de Petit Couteau.

Il scrutait la surface de l'eau à la recherche d'un changement de nuance indiquant qu'ils approchaient de la terre, mais la cendre en suspension altérait toute couleur, et la première différence qu'il remarqua fut l'allure des vagues qui se chevauchaient à un rythme saccadé.

— L'eau change, s'écria Petit Couteau à Samig qui s'émerveilla devant son sens de l'observation.

— Nous approchons de l'île, confirma Samig. Trois Poissons doit pagayer.

La femme obéit, et Samig put à nouveau ramer plus efficacement.

Le versant sud de l'île comportait une plage de graviers et quelques rochers, aussi Samig fit-il signe à Petit Couteau de tourner l'embarcation de ce côté. Samig se reposa les quelques instants nécessaires à la manœuvre.

L'ikyak était suffisamment proche pour que Samig distingue le rivage. Ils pagayèrent plus doucement, Samig utilisant sa pagaie pour écumer la cendre à la surface de l'eau tandis que ses yeux scrutaient les rochers qui risqueraient de déchirer les peaux des coques des bateaux. Il aperçut du mouvement sur le rivage mais se concentrait trop sur sa manœuvre pour s'en inquiéter.

Des phoques, se dit-il. Nous aurons de la viande.

Les vagues portèrent les embarcations en direction de la pointe rocheuse qui protégeait la plage. Samig dénoua le couteau fixé au haut de l'ikyak et, immobilisant l'esquif à l'aide de sa pagaie, appela Petit Couteau.

— Je vais trancher les liens. Maintenant!

D'un bond, l'ik s'écarta de l'ikyak. Petit Couteau et Trois Poissons pagayaient à présent en symétrie. Samig demeura légèrement en arrière pendant que l'ik contournait la pointe de la crique. Il était pris par les vagues et glissait en douceur vers la plage. Samig poussa sa propre embarcation autour de l'avancée, évitant facilement les quelques rochers qui affleuraient de l'eau. Il y avait un peu de ressac, Samig utilisa donc sa pagaie pour freiner l'ikyak et s'écarter des rochers. Il regarda vers le rivage, ses yeux accrochèrent une fois de plus un mouvement.

Et si ce n'étaient pas des phoques ? Et si c'était un Chasseur de Baleines? Et s'ils s'étaient lancés à sa poursuite ? Ils le tueraient, sans l'ombre d'un doute. Petit Couteau et Trois Poissons s'en sortiraient-ils indemnes? Samig vit Petit Couteau tirer une lance du tas de provisions placé au centre de l'ik. Samig poussa sa pagaie profond dans l'eau, amenant son ikyak tout contre.

— Quelque chose, derrière ce rocher! s'exclama Petit Couteau à l'adresse de Samig qui ne quittait pas le rivage des yeux.

Trop grand pour un phoque. Un homme? Des Chasseurs de Baleines?

L'homme portait une lance. Samig détacha son harpon fixé au côté droit de l'ikyak. Petit Couteau leva sa javeline à deux bras. Trois Poissons s'accroupit le plus bas possible. L'homme sur la plage leva aussi son arme, puis tira son bras en arrière, prêt à lancer, faisant de rapides pas de côté.

L'allure était familière. Samig avait souvent vu courir exactement comme ça.

— Non ! Noooonnn ! hurla Samig.

Petit Couteau hésita. L'homme sur la plage hésita aussi.

— Longues Dents! C'est moi, Samig! Samig!... C'est un ami, expliqua Samig à Petit Couteau. Range ton arme.

Puis d'autres surgirent sur la plage. Premier Flocon et Oiseau Gris et Amgigh.

Samig fouilla dans l'ombre au-delà des hommes. Kiin? Sa mère? Les femmes étaient-elles là aussi?

Puis, éclaboussant tout autour de lui, son parka jeté de côté, Amgigh. Samig plongea sa pagaie dans l'eau pour amener l'ikyak près de son frère.

Dans les eaux claires, Samig dénoua la jupe et sauta. Samig enserra son frère par les épaules et plissa les yeux pour cacher les larmes qui brûlaient ses paupières.

— Notre mère? s'enquit Samig.

— Elle va bien.

— Kiin?

Amgigh se détourna. Le cœur de Samig battit à tout rompre mais, avant qu'il ne puisse courir après son frère, Longues Dents l'avait saisi en une longue étreinte et Premier Flocon lui ébouriffait les cheveux.

— Ma sœur? murmura Samig à Premier Flocon qui sourit.

— Elle va bien, et notre fils aussi.

— Nous nous demandions si tu nous trouverais, intervint Longues Dents. Et nous devons bientôt reprendre la mer. Avec ses secousses, Aka nous chasse de cette petite plage.

Samig hocha la tête, voyant que Longues Dents savait ce qu'il avait lui-même compris en chemin. Aka détruirait tout dans son voisinage.

Puis, Samig observa les autres hommes, et s'aperçut que son père ne figurait pas parmi eux.

— Notre père? demanda-t-il, soudain affolé, à Amgigh.

Il avait tant à dire à Kayugh sur la façon de chasser la baleine.

— Avec notre mère. Il sera heureux de te voir.

Alors, Longues Dents s'avança vers lui, s eclaircit

la gorge et posa la main sur son épaule.

— Nous en avons perdu deux, déclara-t-il d'une voix tranquille. Aucun pour Aka. Et Qakan commerce avec les Chasseurs de Morses.

— Deux? répéta Samig, sachant que l'un était le fils de Longues Dents, mais incapable de dire à Longues Dents qu'il savait.

Comment un homme pouvait-il avouer à un autre homme qu'il avait profané la tombe de son fils?

— Mon fils, répondit Longues Dents en inclinant la tête. Pour quelque esprit. Nous ne savons quoi. Il refusait de manger et il avait des grosseurs au cou. Son ventre était tout gonflé et il a fini par mourir.

— Longues Dents, je suis désolé.

Mais il ne parvint pas à affronter son regard; il avait peur d'y voir du chagrin, peur aussi de ce que Longues Dents allait lui dire ensuite.

— Kiin est morte, Samig, murmura Longues Dents.

— Ma fille, si belle, s'écria Oiseau Gris d'une voix haut perchée et modulée comme le début d'un chant funèbre de pleureuse.

Samig ne pouvait respirer, ne pouvait parler. Kiin. Kiin. Comment pouvait-elle être morte? Elle venait encore si souvent dans ses rêves. Les morts pou-vaient-ils faire cela?

— Non, dit Samig d'une voix aussi calme que s'il refusait un morceau de nourriture, comme s'il disait à sa petite sœur Mésange de ne pas s'approcher de ses armes. Non, Amgigh, ajouta-t-il en regardant son frère.

Amgigh ne se détourna pas, ne tenta pas de dissimuler ses yeux. Samig y vit l'angoisse, la tristesse d'un homme pour sa femme, et sut que Longues Dents avait dit vrai.

— Amgigh, je suis désolé.

— C'était pendant que j'étais avec toi chez les Chasseurs de Baleines, raconta Amgigh. Elle est partie pêcher...

Sa voix se brisa et il baissa les yeux.

— La mer l'a prise.

Pendant un moment, le silence, puis Samig sut que, s'il ne parlait pas, il pleurerait, pleurerait pour l'épouse d'un autre, pleurerait comme un enfant. Alors, il prononça les premiers mots qui lui vinrent, rien à propos de Kiin, rien à propos d'Aka :

— J'ai appris à chasser la baleine. Je suis revenu pour t'enseigner. Pour enseigner à tous les Premiers Hommes.

Amgigh leva les yeux, mais la tristesse était là. Puis Samig remarqua autre chose, une chose qu'il n'avait jamais vue avant. Le regard qu'Amgigh avait enfant, chaque fois que Samig le battait à la course, chaque fois que Samig avait lancé des pierres plus loin. La colère.

La tristesse, oui, mais pourquoi la colère ?

53

Alors Samig n'eut pas de mots, rien à dire. Son besoin de Kiin était si fort qu'il laissait dans son corps un vide profond. Chaque respiration, chaque battement de son cœur était une douleur.

Les hommes avaient commencé à poser des questions, mais leur voix n'était qu'un embrouillamini de sons, comme les coassements et les piailleries des guillemots.

Que serait la vie sans Kiin? Autant être mort. Il pourrait alors être auprès d'elle dans les Lumières Dansantes, mais il n'avait pas ce choix. Il était père et mari. Sa vie appartenait à ceux qui dépendaient de lui. D'ailleurs, il avait promis d'enseigner à Kayugh à chasser la baleine. Il avait promis à Amgigh et à Longues Dents.

Il perçut la voix de Petit Couteau au-dessus du brouhaha, claire et haute au-dessus des voix d'hommes. Il se tenait près de l'ik, avec Trois Poissons, se dandinant d'un pied sur l'autre; Trois Poissons, elle, tirait sur son suk.

— J'ai amené quelqu'un avec moi, déclara enfin Samig, interrompant les hommes. Approchez, tous les deux!

Ils avancèrent tranquillement, esquivant le groupe d'hommes rassemblés autour de Samig. Mais Samig attira Petit Couteau vers lui et dit d'une voix forte :

— Petit Couteau, mon fils.

Longues Dents sourit et Samig se réjouit d'avoir amené l'enfant. Il était toujours bon de donner un fils, et plus encore un fils qui était presque un homme, près d'être chasseur.

— Ce sera un homme bien, commenta Amgigh avec calme.

Samig approuva d'un signe de tête.

— C'est déjà un homme.

Samig se tourna ensuite vers Trois Poissons. Elle se tenait là, debout, tête inclinée. Il plaça la main sur son épaule et elle leva les yeux vers lui.

— Elle s'appelle Trois Poissons, expliqua Samig aux hommes. C'est ma femme.

Il nota le regard consterné d'Amgigh, le sourire narquois d'Oiseau Gris.

— C'est une bonne travailleuse, ajouta Samig, sur la défensive, se prenant à espérer qu'elle n'allait pas sourire et dévoiler ses dents cassées.

Nul ne pipa mot et Samig baissa les yeux, regrettant que Trois Poissons ne soit pas restée avec Phoque Mourant. Alors, Trois Poissons émit de petits rires aigus et Samig vit avec horreur qu'elle passait ses mains sur le devant de son suk, moulant le vêtement sur ses seins, les yeux plantés sur le visage de Longues Dents.

— Retourne à l'ik ! ordonna Samig.

Trois Poissons regarda son mari en s'esclaffant, puis se dirigea à pas lents vers le bateau, jetant des coups d'œil en arrière sur les hommes.

— C'est la mère de Petit Couteau? s'enquit Amgigh.

— Non, répondit Samig avec colère. Ce n'est la mère de personne. Je ne l'ai pas amenée de mon plein gré.

— Peut-être devrait-elle repartir.

Samig regarda son frère ahuri.

— Impossible. Si Aka ne l'a pas tuée, la mer s'en chargerait.

— Elle est costaud, intervint Premier Flocon. Elle aidera les autres femmes à porter.

Oui, songea Samig, elle est costaud. C'est toujours ça.

— Je vais te montrer le lieu où se tiennent les femmes, dit Amgigh à Samig. Notre mère et notre père désireront te voir.

— Je vais rester avec Trois Poissons, proposa Longues Dents. Ne vous inquiétez pas pour elle.

Puis, se tournant vers Premier Flocon, il ajouta :

— Conduis Petit Couteau au ruisseau. Montre-lui l'ikyak que tu es en train de construire.

Enfin, il dit pour Samig :

— C'est bien que tu aies amené le garçon.

Le garçon, pas la femme, songea Samig, qui s'abstint de tout commentaire.

— Notre abri est en haut des rochers, expliqua Amgigh cependant qu'ils marchaient. Mon père craignait qu'un campement plus près de la mer ne soit balayé.

Samig hocha la tête sans un mot, l'esprit encore tourné vers Trois Poissons. Du moins notre mère n'aura-t-elle pas à coudre mon chigadax, pensa Samig, et elle aura une fille de plus pour dénicher des œufs, ramasser des baies, s'occuper des feux de cuisson et pour épointer les mèches des lampes à huile.

Il secoua la tête, désireux d'oublier sa gêne, d'oublier la pitié dans les yeux d'Amgigh. Son frère avait changé en bien des petites choses. Ses paroles étaient plus assurées et ses pieds semblaient mieux plantés dans le sol quand il marchait. Peut-être son temps d'époux de Kiin lui avait-il apporté la confiance dont il avait besoin; peut-être sa période de séparation d'avec Samig l'avait-elle rendu plus convaincu de ses propres talents.

Quand ils parvinrent en terrain plus élevé, Amgigh s'arrêta et se dirigea vers un affleurement rocheux. Des peaux de phoque pendaient à la roche et deux femmes se tenaient près d'un feu de cuisson.

L'une des femmes toussa. Même à distance, Samig reconnut Chagak. L'autre femme était Coquille Bleue. Chagak paraissait plus petite que dans le souvenir de Samig et il remarqua que ses cheveux étaient maintenant striés de gris.

Elle leva la tête vers eux tandis qu'ils approchaient et, soudain, ses yeux s'agrandirent. Elle serra ses mains sur sa poitrine et Samig courut à elle, se moquant de l'opinion des autres, l'étreignant comme l'avait fait Longues Dents avec lui, caressant ses cheveux, essuyant les larmes de ses joues.

Entre rire et larmes, Chagak indiqua du doigt une pile de peaux. Samig vit le petit visage rond d'une petite fille qui lui souriait.

— Mésange? s'enquit Samig.

Chagak acquiesça d'un signe.

L'enfant le regardait, un doigt dans la bouche, et Samig la souleva de terre, reconnaissant les traits de sa mère et ceux de son père réunis sur ce minuscule visage.

— Petite sœur! s'exclama-t-il en la lançant en l'air.

Mésange éclata de rire en s'accrochant à lui.

Il l'installa sur son épaule et se tourna pour faire face à Coquille Bleue, sans parvenir à affronter son regard.

— Je suis désolé pour ta fille..., commença-t-il.

Il ne put poursuivre ; les mots restaient bloqués au fond de sa gorge.

Coquille Bleue marmonna une réponse inaudible.

Samig hocha la tête comme s'il avait compris.

— Oiseau Gris dit que ton fils est en voyage de troc.

— Oui, confirma Coquille Bleue. Oui. C'est un commerçant, maintenant.

— As-tu trouvé ton ikyak? demanda Chagak.

Samig reposa sa petite sœur sur son tas de peaux

et répondit :

— Oui, nous ne serions pas là si nous ne l'avions pas trouvé.

— C'est ton père qui l'avait laissé là pour toi.

Son père. Non, pas son père. Kayugh. Samig se

rappela les ossements qu'il avait trouvés dans l'ulaq des morts, les osselets des pieds et des mains éparpillés comme si un commerçant les avait rassemblés avant de les lancer dans un jeu de hasard.

Les rideaux de peau de phoque bougèrent. Nez Crochu rejoignit Chagak près du feu. A la vue de Samig, elle demeura bouche bée, puis murmura à Chagak :

— Ce n'est pas un fantôme?

Samig éclata de rire et s'avança vers elle, posant une main vigoureuse sur chacune de ses épaules.

— Pas un fantôme, dit-il.

Nez Crochu rit à son tour mais, à travers son rire, Samig vit les larmes briller. Nez Crochu dut détourner la tête et s'essuyer les yeux du revers du bras.

Alors, Chagak s'écria :

— Baie Rouge, j'ai besoin de toi !

Samig porta son regard en direction des rideaux de peau de phoque et guetta sa sœur. Quand elle parut, Samig sourit. Elle était à nouveau enceinte, le renflement de son ventre commençant à incurver le mouvement de son tablier, son visage éclairé de ce rayonnement qu'était la beauté de la grossesse. Il y aurait des plaisanteries parmi les hommes, songea Samig. Deux bébés si rapprochés. Quand Premier Flocon trouvait-il le temps de chasser?

Baie Rouge émit un petit cri puis, contrairement à Nez Crochu, ne tenta pas de dissimuler ses larmes. Et si, en tant que sœur, elle ne pouvait ni lui tendre les mains, ni le tenir dans ses bras, elle serra ses doigts sur son ventre arrondi et se berça. Une fois ses larmes taries, elle parvint à chuchoter :

— Je suis heureuse que tu sois de retour à la maison.

— Moi aussi, dit Samig.

Et il porta son regard sur les rochers et leur abri. A la maison. Oui, à la maison.

Alors, s'avançant, observant Chagak ôter une à une les nattes qui recouvraient le feu de cuisson, Amgigh demanda :

— Où est mon père ?

Chagak leva des yeux étonnés.

— Il n'était pas à la plage avec toi? Sait-il que Samig est de retour?

— Non, répondit Amgigh. Je le croyais ici, avec toi.

Nez Crochu plongea un long bâton fourchu dans le feu de cuisson d'où elle tira un morceau de viande.

A l'odeur, Samig reconnut du phoque veau marin, qu'on trouvait en abondance aux abords de l'île.

— De la viande de phoque, annonça Chagak d'une voix douce. Merci pour la baleine que tu nous as envoyée. Ton père a gardé ta tête de lance.

— Vous n'avez pas mangé le poison? s'inquiéta Samig.

— Longues Dents savait. Il l'a tranché, répondit Nez Crochu. L'huile nous a duré presque tout l'hiver. Kayugh affirme que tu es un grand chasseur capable de fournir deux villages.

Le visage de Samig rosit sous le compliment et, désireux de détourner l'attention, demanda :

— Où est Petit Canard?

Une tristesse soudaine assombrit les visages de tous.

— Le fils de Petit Canard est mort, expliqua Chagak, et depuis, elle ne parle pas et ne mange presque plus. Les premiers jours, elle marchait quand on lui disait de marcher, travaillait quand on lui disait de travailler, mais maintenant elle est si faible qu'elle attend la mort.

Samig ferma les yeux.

— Je vais lui parler, proposa-t-il.

— Cela ne servira à rien. Elle n'écoute personne. Nul ne peut l'aider, objecta Nez Crochu.

— Elle est dans l'abri ? demanda Samig.

— Oui.

— Va la voir tout de suite, Samig, suggéra Amgigh. Peut-être que te voir sera utile. Oui peut dire ? Je vais chercher mon père.

Samig regarda sa mère qui approuva d'un signe et dit à Baie Rouge :

— Accompagne-le.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans l'abri, Baie Rouge avertit avec un petit sourire triste :

— Elle est très maigre.

Des nattes d'herbe recouvraient la totalité du surplomb et le sol grimpait légèrement en direction d'un petit abri ressemblant à une grotte. Des peaux de couchage étaient éparpillées sur les nattes que Samig contourna derrière Baie Rouge. Un mouvement attira l'attention de Samig.

— Petit Canard, appela doucement la jeune femme.

Une lampe à huile brûlait près d'une pile de nattes et, comme les yeux de Samig s'habituaient à l'obscurité, il aperçut Petit Canard. Il s'approcha et frémit d'incrédulité. Sa peau était tendue sur ses os comme la couverture d'un ikyak sur son squelette de bois.

— Petit Canard, répéta Baie Rouge.

Cette fois, la femme releva la tête et, dans le visage racorni, Samig reconnut les yeux. La peau tombait en plis de son menton à ses épaules, et ses mains tremblèrent quand elle les leva vers Samig.

— Samig ? souffla la femme. Tu n'es pas mort ?

Samig s'agenouilla près d'elle.

— Non, Petit Canard, je ne suis pas mort. Je suis là. Je suis revenu à mon peuple.

— Nous te pensions mort, bredouilla Petit Canard. Aka... quand Aka... Nous pensions que tu avais été tué.

— Je suis vivant, murmura Samig.

— Mon fils est mort, dit la femme d'une voix tremblante.

— Je suis désolé.

— Je serai bientôt morte, moi aussi. Alors je serai avec mon fils.

— Il faut que tu manges, dit Samig en se penchant sur la femme qui reposa sa tête sur la natte.

— Je n'ai aucune raison de manger.

— Longues Dents a besoin de toi.

— Il a Nez Crochu.

— Tu pourrais avoir un autre enfant.

— Non. Il n'y a plus d'enfants en moi.

— C'est inutile, intervint calmement Baie Rouge. Il n'y a rien à faire.

— Je vais rester avec elle un moment, proposa Samig.

— A quoi bon, insista Baie Rouge. Elle passe son temps à dormir. Elle ne saura même pas que tu es là.

— Moi, je le saurai.

Baie Rouge demeura debout près de lui tandis qu'il s'asseyait sur ses talons. Il prit la main de Petit Canard dans la sienne et veilla dans le calme.

Ce n'était pas à lui de pleurer. Ce n'était ni sa mère, ni sa grand-mère, ni sa femme, mais le chagrin de Petit Canard pour son fils s'installait profondément dans la poitrine de Samig, comme attiré par sa douleur pour Kiin.

Les rideaux s'écartèrent et Samig leva les yeux. Kayugh venait d'entrer. La joie se mêla au chagrin et Samig fut incapable de prononcer le moindre mot. Un rapide regard pour Petit Canard l'informa qu'elle dormait, et il reposa délicatement la main de la femme le long de son flanc et se redressa pour saluer son père.

Une année n'avait pas changé Kayugh. Son visage était le même et ses cheveux étaient toujours aussi noirs. Chagak avait dit un jour à Samig que Kayugh ne changeait pas, qu'il était exactement semblable à ce qu'il était lorsqu'elle l'avait épousé.

— Tu es sauf, soupira Kayugh.

— Tu aurais dû savoir que je le serais, répliqua Samig, qui regretta immédiatement ses paroles qui sonnaient comme celles d'un garçon qui veut passer pour un homme.

— Oui, j'aurais dû savoir, concéda Kayugh en souriant.

— Quand je suis arrivé sur notre plage, j'ai pensé que tu... qu'Aka avait...

— Tu aurais dû savoir que nous serions saufs, repartit Kayugh qui sourit en voyant Samig s'esclaffer.

Petit Canard remua sur sa natte mais n'ouvrit pas les yeux.

— Elle se meurt, souffla Kayugh.

— C'est son choix, répondit Samig.

Kayugh acquiesça d'un signe de tête et se dirigea vers le mur le plus reculé. Il s'assit et fit signe à Samig de prendre place près de lui. Après un long silence, Kayugh demanda :

— As-tu vu ta sœur?

— Baie Rouge?

— Mésange.

Samig sourit.

— Elle a grandi.

— Elle est aussi belle que sa mère.

De telles paroles surprirent Samig. Jamais il n'avait songé à sa mère en ces termes.

— J'ai fait connaissance avec ta recrue de chez les Chasseurs de Baleines, dit Kayugh.

— Petit Couteau?

— Oui, j'ai vu le garçon, mais je parlais de la femme.

— Trois Poissons. Elle s'appelle Trois Poissons.

Kayugh hocha la tête.

— Je ne savais pas que tu prendrais une épouse.

— Ce n'était pas ma décision. Nombreuses Baleines pensait que j'avais besoin d'une femme.

— Nombreuses Baleines. Quel homme étrange, dit Kayugh en passant la main sur le menton de Samig. Ils t'ont marqué.

Samig toucha son menton. Il avait presque oublié les lignes sombres que Nombreux Bébés avait cousues dans sa peau.

Kayugh fronça les sourcils et détourna les yeux.

— Aka a-t-elle aussi secoué leur village ?

— Oui, répondit Samig d'une voix sombre.

Il s eclaircit la gorge. Le son, dur, heurta le calme de l'abri, contre le souffle régulier de Petit Canard.

— Épouse Dodue est morte. Ainsi que les parents de Trois Poissons et son frère, Macareux, qui était le père de Petit Couteau.

— C'est bien que tu les aies amenés.

— Je ne voulais pas. Mais je suis heureux d'avoir pris Petit Couteau. Il est plus homme que garçon.

Kayugh approuva et s'enquit :

— Nombreuses Baleines?

Samig détourna les yeux. Son père aimait bien Nombreuses Baleines.

— Il est mort.

Kayugh ferma les paupières et pressa le menton contre le col de son parka. Quand il releva la tête, il regarda vers Petit Canard et demanda :

— Aka?

— Non. Une maladie qui l'a emporté rapidement et sans douleur. Il ne pouvait plus bouger et sa bouche était... elle était...

— J'ai déjà vu cette maladie, commenta Kayugh. Une vieille femme que j'ai connue quand j'étais encore enfant. Elle a vécu longtemps. Sois reconnaissant que Nombreuses Baleines soit mort rapidement.

Ils restèrent assis en silence, puis Samig raconta à Kayugh ce qui taraudait son esprit depuis qu'il s'était enfui de chez les Chasseurs de Baleines.

— Ils croient que j'ai appelé Aka. Que je lui ai dit de détruire leur village.

Kayugh ricana.

— Pourquoi? Pourquoi auraient-ils pareille pensée?

— Parce que de nombreuses baleines sont venues sur leur île l'été dernier. Plus qu'ils n'en avaient jamais vu. Mon grand-père affirmait que c'était mon pouvoir, et que certains chasseurs étaient furieux qu'un homme de chez les Traqueurs de Phoques en possède autant.

— Était-ce ton pouvoir?

— Comment cela aurait-il été possible ? Je ne suis qu'un homme. J'ai appris ce qu'ils m'enseignaient. J'ai fait ce qu'ils me disaient. Voilà tout. Je n'ai pas cherché un grand pouvoir. Je n'ai pas appelé d'esprits.

— Alors, les Chasseurs de Baleines sont des imbéciles, dit Kayugh. Quel homme pourrait appeler Aka? Qui possède un tel pouvoir?

Samig entendit avec soulagement la réponse de Kayugh. Qu'un autre ait les mêmes convictions amenuisait les accusations portées par les Chasseurs de Baleines.

— Mais tu as appris à chasser la baleine, ajouta Kayugh dont les yeux trahissaient l'intérêt.

— Tu as trouvé ma baleine sur la plage, répondit Samig.

Kayugh rit.

— Lorsque Aka sera calmée, nous rentrerons et tu nous enseigneras. Tu as été un bon fils pour moi, s'exclama Kayugh en serrant l'épaule de Samig.

C'était plus que Samig avait jamais espéré entendre et il s'aperçut qu'il était incapable de parler. Dans la grotte, le silence n'était brisé que par le faible souffle de Petit Canard.

— Je suis désolé pour Kiin, dit soudain Kayugh.

— Oui.